Télérama publie dans son numéro daté du 29 février deux articles consacrés au traitement médiatique des violences policières. Olivier Tesquet m’a interrogé sur la soudaine visibilité des images diffusées depuis plus d’un an. Je reproduis ci-dessous le texte de l’entretien.
BFMTV, TF1, France 2… Jamais les chaînes télé ne s’étaient retrouvées devant autant d’images de violences policières. André Gunthert, maître de conférences en histoire visuelle à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), analyse cette soudaine visiblité.
À force de blesser et mutiler depuis plus d’un an (éborgnements, mains arrachées, ITT en pagaille…), les violences policières se sont imposées dans les grands médias généralistes, quand bien même le gouvernement persiste à nier leur caractère systémique, insistant sur des dérives individuelles qu’il convient de punir au cas par cas. Diffusées sur les réseaux sociaux, reprises par les chaînes d’info en continu, les images qui ont infiltré l’espace médiatique ont joué un rôle essentiel dans la prise de conscience. Leur viralité a fini par donner aux brutalités une qualité de « symptôme de l’état de la démocratie », selon André Gunthert, maître de conférences en histoire visuelle à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
— Quel regard portez-vous sur la profusion de vidéos de violences policières depuis plus d’un an ?
— Il faut comprendre que ces images s’accompagnent d’une grille de lecture. Pour simplifier, l’une est de droite, l’autre est de gauche. La première pose une question : pourquoi le pouvoir a-t-il laissé se poursuivre ces violences visibles dans l’espace public ? Il aurait pu tenter de faire interdire la diffusion de ces vidéos sur les réseaux sociaux, mais il ne l’a pas fait. Selon un récent sondage Odoxa, le pays est coupé en deux. Pour la moitié des Français, la violence est rassurante, pour l’autre, elle est choquante. Je formule l’hypothèse selon laquelle le gouvernement a flatté son ancrage à droite en laissant faire. Quant à la médiatisation de gauche des violences policières, elle répond au modèle du copwatching, de la vigilance citoyenne.
— Laquelle de ces deux grilles de lecture a fini par l’emporter ?
— Pas celle que le gouvernement souhaitait. Prenez la vidéo des lycéens de Mantes-la-Jolie, agenouillés les mains derrière la tête. Elle a d’abord été diffusée par un policier sur son compte Facebook, comme un trophée, pour finalement entrer dans le débat public sous un angle beaucoup plus critique. Pour ce faire, il a fallu faire émerger une écologie liée au conflit social, qui a permis de visibiliser les violences.
— Vous voulez parler du rôle des réseaux sociaux ?
— Absolument. Dès décembre 2018 et les premiers actes des Gilets jaunes, de jeunes journalistes et des agences indépendantes se sont mis à diffuser leurs vidéos sur Twitter, souvent reprises sans mention par les chaînes d’info en continu à l’issue du tri opéré par la viralité. C’est tout le paradoxe: alors qu’en plateau tout était fait pour rendre les producteurs d’images indissociables du corps hostile des manifestants, la diffusion des vidéos a assis leur légitimité. On sait qu’une information non reprise n’existe pas. Or, filtrées, sélectionnées, assimilées, les images de violences policières sont devenues l’objet du débat. Le processus a pris plus d’un an, mais à leur corps défendant BFMTV et consorts ont fini par rendre visible les dérives du maintien de l’ordre.
— Pourquoi a-t-il fallu autant attendre ?
— C’est la première fois qu’un conflit social dure aussi longtemps. Le soupçon sur la démocratie a eu le temps de s’imposer. En 2016, lors des manifestations contre la loi Travail, il y avait déjà des violences liées au changement de doctrine du maintien de l’ordre, mais personne pour en tenir la comptabilité macabre comme l’a fait David Dufresne avec « Allô place Beauvau ». On ne peut pas parler des violences policières sans les montrer.
— Quel événement a fait converger la production d’images amateurs et la grammaire visuelle des médias généralistes ?
— Je relève deux événements importants: la mort de Steve Maia Caniço à Nantes, et celle de Cédric Chouviat à Paris. Leur décès intervient en périphérie du mouvement social – l’un lors de la Fête de la musique, l’autre pendant un contrôle de police – mais il est immédiatement intégré au récit des violences policières. Alors que le volet judiciaire, invisible, n’a été que très rarement évoqué, la viralité a donné au phénomène public des violences une qualité de symptôme de l’état de la démocratie. Au passage, cette viralité a prouvé qu’elle pouvait être un levier militant, ce qui restait encore à prouver en France.
— Selon Mediapart, le ministère de l’Intérieur songerait à rendre obligatoire le floutage de tous les agents de police lorsqu’ils sont filmés, comment l’interprétez-vous ?
— Il s’agit d’une demande permanente des syndicats de policiers, qui ressurgit périodiquement au gré de l’actualité, dès qu’une occasion se présente. La répétition de ces tentatives ne fait que confirmer le caractère de contre-pouvoir des vidéos sur Internet. Priver la démocratie de cette visibilité citoyenne serait un pas de plus vers l’autoritarisme.