Samedi, dans un numéro de Répliques consacré à l’affaire Matzneff, Alain Finkielkraut fustigeait «la curée» autour de l’écrivain. De Polanski à Matzneff, le radiosophe a toujours préféré défendre les pédophiles célèbres plutôt que ceux qui les condamnent. Il s’avère que j’ai moi aussi participé à la «curée», en dénonçant les agissements ou les protections du pédocriminel. Evidemment, dès que le point de vue s’individualise, il devient impossible d’employer ce terme méprisant, emprunté à la vénerie (la curée désigne les bas morceaux du gibier jetés aux chiens après la chasse).
Ai-je agi poussé par les plus bas instincts, le reflexe d’imitation et l’hystérie de la mise à mort? Bien sûr que non. A mon échelle, j’ai fait usage de ma liberté d’opinion, à l’endroit d’un prédateur sexuel dont les actes et les revendications abjectes suscitent à bon droit l’opprobre. Mais lorsque l’expression de la condamnation devient un phénomène collectif, affiché en ligne et renforcé par les effets de la viralité, alors nous voyons apparaître les contempteurs du cyberharcèlement et du lynchage, phénomènes à leur tour dénoncés comme le déploiement injuste d’une violence collégiale – un tribunal populaire.
Comme l’illustre la réception récente de l’affaire Mila ou du retrait de la candidature Grivaux, où la réprobation initiale d’un fait a cédé la place à la condamnation au second degré de sa critique collective, ce qui fait peur est la conjonction du caractère incontrôlable de l’amplification en ligne avec l’affichage individuel des réseaux sociaux. Nouvelle panique morale, l’idée que nous serions tous exposés à la virulence d’attaques incoercibles réoriente le récit de la plupart des faits divers, en plaçant chacun dans la situation de victime potentielle.
Ce schéma résulte de l’application d’un modèle désormais obsolète à la réalité d’une visibilité plurielle que nous ne savons pas encore décrire. Au temps des médias de masse, seule une minorité d’acteurs pouvaient participer au débat public. Depuis la fin du XIXe siècle, les mouvements populaires avaient été disqualifiés par la théorie de la contagion des foules de Gustave Le Bon – une thèse rapidement adoptée par les publicitaires ou les propagandistes. Dans cette vision, les masses obtuses, caractérisées par leur influençabilité, étaient par définition exclues d’une contribution positive aux progrès de l’Histoire.
On trouvera une illustration clinique de cette asymétrie dans la troisième saison du Baron noir (Canal +), série remarquablement interprétée et filmée, mais dont l’écriture trahit une vision dépassée des rapports de pouvoir. Dans la cascade de manipulations et de retournements tactiques qui rythment cette fiction politique, Baron noir nous fait assister à une démonstration très exagérée de l’expertise d’une petite élite, toujours habile à rebondir sur les embûches du camp adverse. Dans ce feuilleton construit par les conversations entre notables, il y a les manipulateurs et les manipulés. Le peuple et la société civile sont étrangement absents.
A quelques exceptions près, comme une manifestation de rue où un extrémiste énervé gifle la présidente de la République (Anna Mouglalis), ou encore une scène où la même voit s’afficher sur son smartphone une avalanche de caricatures et de tweets vengeurs – résumé allégorique et figure exemplaire du cyberharcèlement (voir ci-dessus). Pour couronner le tout, cette saison fait apparaître un personnage inspiré par Etienne Chouard, émanation du peuple des internautes et promoteur de la démocratie directe. Devenu paradoxalement un candidat parmi d’autres, le peu sympathique Mercier s’allie avec le Rassemblement national et échoue évidemment à subvertir le modèle indépassable de la social-démocratie, horizon du feuilleton.
Pendant que les élites cherchent à se rassurer par la fiction, nous avons changé d’univers. Avec internet, l’automédiation concurrence les médias de masse, et propose au sein de la sphère publique l’équivalent du passage de la démocratie représentative à la démocratie directe. Si la pratique des réseaux sociaux n’est pas dépourvue de filtres, elle n’en redistribue pas moins la visibilité à une échelle inédite. Plus que jamais dans l’Histoire, nous pouvons aujourd’hui entendre une pluralité de voix, promptes à exprimer sans l’intercession d’un médiateur la diversité des expériences et des points de vue. C’est cette brutale multiplication des acteurs du débat public que les termes de lynchage ou de curée désignent sans la comprendre.
Un autre schéma peut être proposé. Dans Figures publiques. L’Invention de la célébrité (Fayard, 2014), Antoine Lilti rappelle les plaintes de Rousseau face aux «persécutions» de la notoriété. Bénéficiaire d’une multiplication de l’attention, une célébrité est exposée en proportion aux effets négatifs qui en découlent. La modération des prises de position publiques de la plupart des stars du showbiz témoigne de l’intégration des contraintes liées à l’augmentation de visibilité. A un degré moindre, c’est la même logique qui s’applique aux nouveaux acteurs de l’espace public.
Comme l’imprimerie au XVIe siècle ou les petits journaux au XIXe, l’extension de la sphère publique a toujours bousculé les pouvoirs et les équilibres existants, imposant de nouveaux partages. Cette recomposition s’accompagne inévitablement de débordements et d’excès, suivis par de nouvelles régulations, comme la loi sur la liberté de la presse de 1881. Une des grandes différences avec le récit qui soutient alors l’émergence du quatrième pouvoir est l’absence d’une perception positive de la visibilité numérique, qui n’est désignée que par des paniques morales.
Il faut compter au nombre des débordements les attaques concertées, qui relèvent de réseaux organisés. Mais ces phénomènes restent peu nombreux, et ne doivent pas être confondus avec les nouvelles formes du débat public. Plus qu’aucun autre, le malheureux emballement autour de la ligue du LOL, groupe décrit à tort comme un réseau secret de cyberharcèlement antiféministe, témoigne de la panique et de la confusion qui ont accueilli la mise en place de la sphère numérique.
Pour qui est placé au point focal de l’attention, l’expression critique simultanée prend forcément l’apparence d’une chasse en meute. C’est précisément cet effet d’accumulation qu’illustre la séquence de la succession de caricatures sur le smartphone de la présidente dans Baron noir. Pourtant, toute réaction collective n’est pas forcément une attaque concertée, et peut au contraire traduire l’étendue d’une réprobation spontanée – exactement comme une manifestation agrège des mécontentements individuels et les rend visibles en tant que phénomène collectif. Mais le déplacement de la rue au smartphone sert aujourd’hui à travestir l’expression publique en effet de foule, en lynchage, en curée.
Le nouvel état de visibilité numérique implique de la part des acteurs la prise de conscience de la fondamentale réciprocité de l’exposition. Dans l’univers en ligne, il n’y a pas d’un côté les harceleurs, de l’autre les victimes, mais des acteurs toujours susceptibles de se trouver simultanément juges et jugés. Cette réciprocité impose d’utiliser avec discernement ce nouveau pouvoir, et de ne pas faire subir à autrui ce qu’on n’aimerait pas subir. Mais la conflictualité ne peut pas être rejetée a priori, car à l’instar du «J’accuse» de Zola, il y a bien des situations où l’indignation et la colère doivent pouvoir s’exprimer.
Pour contrer les excès, lorsqu’ils se produisent, l’arsenal des lois développées pour protéger l’individu de l’exposition médiatique reste efficace et s’applique tout naturellement à l’automédiation. Encore faudrait-il tenir compte de l’augmentation du nombre d’acteurs, ce qui suppose de donner plus de moyens à la justice, institution légitime du règlement des conflits, plutôt que de faire porter aux plates-formes la responsabilité de la régulation.
N’en déplaise à ceux qui ont perdu le monopole du jugement, la multiplication des voix porte aujourd’hui une diversité infiniment plus précieuse que la normalisation de la médiation. On ne reviendra pas en arrière. Malgré les paniques morales, cette altérité irrigue désormais en permanence le débat public de sa richesse et de sa complexité. Son absence fait d’une série comme Baron noir un théâtre d’ombres, un décor vidé d’une partie de ses protagonistes. Et si la bourgeoisie découvre avec l’automédiation l’expression d’une violence dont elle était jusque là protégée, il lui reste à comprendre que le conflit n’est pas dans l’outil, mais dans la société.
6 réflexions au sujet de « La visibilité numérique, panique morale »
Oui, l’antienne à la mode (si l’on ose cette formule) est d’attaquer les « réseaux sociaux » soi-disant devenus un tribunal de masse sans possibilité de trouver un avocat pour se défendre contre leur harcèlement démultiplié.
Mais qui est attaqué et pourquoi ?
Le monopole d’un Finkielkraut (qui pouvait jusqu’à présent contredire cette voix du style « Ici, Londres ! »… ?) est mis à mal. Ses pleurnicheries sont dépassées : il ferait bien de lire le texte percutant, ce matin dans « Libération », de Virginie Despentes sur la cérémonie des César vendredi dernier et l’image des « puissants » par rapport aux dominés, que ce soit dans le domaine du cinéma ou de la politique.
Merci pour votre analyse (« Baron Noir », pas vu, mais ça doit manquer de « Gilets jaunes »…).
Le problème n’est pas ici la multiplication des expressions, mais l’anonymat de leurs origines.
On ne peut pas, non plus, refuser l’attaque logique des « réseaux sociaux », effectivement devenus « tribunal de masse » (populaire, populiste ?), sans possibilité d’avocat(s) pour la défense, « contre leur harcèlement démultiplié ». Irresponsables, anonymes, …/… En toutes incultures et dérèglements.
C’est, aussi, ainsi. Retour aux lynchages et à la curée…
@Patrick Guillot: Non, l’anonymat (ou plutôt le pseudonymat) ne change pas fondamentalement les choses. D’une part parce qu’il peut être facilement levé en cas de nécessité par la justice, mais aussi parce que l’intervenant identifié par son pseudo reste lui aussi exposé comme usager des réseaux sociaux. Pas besoin de connaître l’identité réelle de quelqu’un pour le contredire. L’autre jour, un troll énervé est venu apporter la contradiction dans un thread autour de Polanski que j’avais initié. Dans ce contexte, c’est lui qui a été pris à partie par plusieurs intervenants favorables à mon point de vue, et qui a fini par abandonner la discussion en bloquant tout le monde…
@Martial Maurette Photographe: « J’accuse », c’est du tribunal populaire. Sans la campagne médiatique lancée par la tribune si admirée de Zola, le procès en révision de Dreyfus n’aurait pas eu lieu. #Metoo, c’est du tribunal populaire, qui a rendu visible un ensemble de violences trop rarement prises en compte par la justice. Idem pour les violences policières, mises en lumière par les vidéos sur internet – dont on peine encore à distinguer les suites judiciaires… On a visiblement encore besoin du débat public (autre nom du « tribunal populaire ») pour éclairer les voies de la justice…
Pour un Zola, combien de Mc Carthy ?
Votre article me fait penser à :
– cette note de lecture du roman, « Les employés » de Balzac dans lequel il donne sa définition du budget « le budget n’est pas un coffre-fort, mais un arrosoir ; plus il puise et répand d’eau, plus un pays prospère. » (p. 52)
ainsi que
– celle-ci de Joseph STIGLITZ, pour qui, dans son ouvrage, « Un autre monde », datant de 2006, la pauvreté n’est pas un « manque d’argent. […] L’insécurité est l’une des grandes préoccupations des pauvres, le sentiment d’impuissance aussi. Les pauvres ont rarement l’occasion de dire ce qu’ils pensent. » (p. 41-42).
A mon humble avis, elles s’appliquent également à votre article sur POLANSKI.
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