A l’occasion de la parution de: Alessia de Biase, Pierre Chabard (dir.), Représenter. Objets, outils, processus, Paris, Editions de la Villette, 2020, je reproduis ci-dessous ma contribution au volume, reprise d’une intervention aux Rencontres doctorales en architecture de l’Ensa Paris-La Villette. Je remercie Pierre Chabard pour son aimable invitation.
Depuis la publication en 1989 du Pouvoir des images par David Freedberg1, il est devenu courant d’attribuer aux images une puissance performative, susceptible de réaliser ce qui est montré en représentation. Cette approche s’inspire de la théorie linguistique des actes de langage, formulée par John Austin, qui propose de décrire l’énoncé «je promets» comme l’effectuation de l’action de promettre2. L’idée que des formes symboliques puissent être capables d’agir a rencontré un succès considérable, qui a profondément marqué les sciences de la société. De nombreuses tentatives ont été faites pour adapter cette approche à d’autres domaines. Mais s’il paraît pertinent de considérer un acte d’énonciation sous l’angle de son effectivité, il semble plus difficile d’étayer l’hypothèse d’une «force vive de l’œuvre visuelle3 ». Lorsque l’historien d’art Horst Bredekamp s’essaie à définir un «acte d’image» sur le modèle du speech act, il est contraint de convenir qu’on ne peut mettre «l’image à la place des mots, mais à la place du locuteur». Malgré son ambition d’élaborer un cadre théorique rigoureux, sa proposition ne reproduit pas l’évidence suscitée par la description des actes de langage.
Pour tenter de dépasser le régime du postulat, les images d’architecture semblent fournir à la théorie un terrain d’expérimentation idéal. Selon les termes de Vitruve, la pratique de l’architecture «se réalise par l’acte donnant à la matière destinée à un ouvrage quelconque, la forme que présente un dessin4». En d’autres termes, dans ce cas, un modèle figuratif précède toujours la réalisation, et peut à bon droit être soumis à l’hypothèse performative.
J’ai pu observer dans mon voisinage un exemple de processus d’aménagement urbain, qui fait intervenir l’image en position médiatrice. En 2013, après de vifs débats, la mairie de Fontainebleau fait démolir la halle Esquillan, rare exemple d’édifice public de style industriel, construit en 1941, pour réaménager la place de la République en espace piétonnier. Confié à l’agence Chavannes et associés, le projet tourne le dos au spectaculaire: l’essentiel de l’ouvrage est constitué par un parking en sous-sol. Aucun bâtiment n’est érigé sur la place, qui rend au contraire sa visibilité à l’hôtel de la Mission, monument du XVIIe siècle qui en devient le principal ornement. Les travaux bloquent néanmoins l’accès à cette partie du centre-ville pendant près de quatre ans, jusqu’à l’inauguration du nouvel espace en mai 2017.
Pendant cette période, divers dispositifs permettent aux habitants de découvrir son aspect final. Une maquette du quartier est présentée dans le hall de la mairie, ainsi que plusieurs panneaux muraux déployant des vues de la future place, réalisées en dessins photoréalistes, dans le style des présentations de projets architecturaux. On retrouve ces mêmes dessins sous forme d’affiches, placardées sur les clôtures de chantier qui délimitent les travaux et en interdisent l’accès, pour des raisons de sécurité. Comme c’est souvent le cas pour les aménagements publics, la palissade qui empêche de voir les travaux en cours est simultanément utilisée comme support de communication: à la prévisualisation dessinée est associée un historique du lieu, sous forme de plans ou de photos d’archives.
Cette disposition ne s’étend pas jusqu’à la livraison. A partir d’août 2016, une clôture grillagée remplace la palissade, dévoilant l’avancement du chantier. Le parking souterrain, dont les rampes d’accès sont visibles, est alors terminé. Reste l’aménagement de surface – pavage, installation du mobilier urbain – qui se fera à vue, conviant les Bellifontains à constater le prochain achèvement des travaux.
Au moment de l’inauguration de la place, la comparaison avec les dessins entretemps remisés permet d’observer quelques différences de détail. La halle de marché initialement prévue n’a pas été réalisée. A contrario, la nouvelle législation sur l’accessibilité des bâtiments a imposé la construction d’un ascenseur, dont la cage translucide s’élève au-dessus du niveau de la rue.
Si l’image a bien précédé, annoncé et préfiguré la matérialisation de l’aménagement, dira-t-on pour autant que celui-ci procède de sa «puissance performative»? Cette formulation n’est pas adaptée au processus de construction architecturale. Les quatre années de travaux, la somme des matériaux et l’ensemble des corps de métier mobilisés pour sa réalisation tracent de fait une frontière infranchissable entre l’accomplissement immédiat d’un acte par son seul énoncé («je promets») et l’édification d’un équipement urbain.
Du reste, ce ne sont pas les images affichées dans l’espace public qui ont servi de guide pour sa réalisation. La majeure partie des plans de l’ouvrage concernent en effet le parking souterrain de 500 places, sur trois étages, dont seules les rampes d’accès sont visibles sur les dessins de présentation du projet. Ceux-ci ont pour fonction de familiariser un public non spécialiste avec l’aspect extérieur du bâtiment, et d’en montrer l’insertion dans l’espace. Ils recourent donc à la perspective albertienne, qui situe l’édifice dans son environnement, là où la projection axonométrique du dessin technique révèle la structure de l’objet à réaliser, l’isolant au contraire de toute contextualisation.
Si on ne peut pas considérer les dessins de présentation comme un «acte d’image», ceux-ci ne sont pas pour autant dénués de toute efficace. Pour le comprendre, il faut revenir sur le dispositif formé par l’espace-temps du chantier, qui perturbe temporairement l’affectation d’une partie de l’espace public, et requiert simultanément de communiquer sur ces changements. Avec la date de fin des travaux, les images d’archives et la prévisualisation de l’état final de la place, les informations proposées articulent une triple temporalité: celle du passé, dont les modifications successives autorisent cette nouvelle étape; celle du présent, décrit comme provisoire; celle du projet accompli, qui justifie les contraintes imposées aux usagers.
Le temps de l’image, qui n’est utile que pendant cette transition, est celui de cette étape intermédiaire, pendant laquelle elle représente l’engagement de l’institution commanditaire. L’image utilisée à des fins de communication publique correspond ici au réemploi d’une partie du matériel initialement produit par l’agence lors de la présentation du projet au client – une visualisation qui, avant son accord, n’est encore qu’une fiction. Son exposition dans l’espace public modifie sa signification, et lui confère l’essentiel de son efficace. Plus encore qu’un état d’achèvement, sujet à d’éventuelles variations, elle incarne à proprement parler une promesse: voici ce que nous nous engageons à réaliser ici, dans le délai imparti, et dont vous aurez l’usufruit.
Dans la formulation initiale de la théorie des actes de langage, Austin soulignait la nécessité de «conditions de félicité» pour que la dimension performative puisse opérer. Ainsi l’énoncé: «Je vous déclare unis par les liens du mariage» ne peut être considéré comme efficace que si celui qui le prononce est officier d’Etat civil, ou encore si les promis ont respecté les conditions prescrites, comme celle de ne pas être déjà marié. La discipline issue de ces travaux, la pragmatique, a redéfini ces interrelations. Désormais, plutôt que d’attribuer à la seule profération de l’énoncé la performance du mariage, c’est l’ensemble des facteurs définissant une «situation d’énonciation» qui est pris en compte5.
On peut analyser de la même façon le rôle des images dans la configuration du chantier. N’importe quel énoncé portant sur le futur peut se voir attribuer une puissance d’anticipation, qui est fonction de sa pertinence. La valeur d’engagement de la projection visuelle n’apparaît que dans le cadre d’une temporalité de transition, qui donne une signification contractuelle au dessin exposé dans l’espace public. Cette organisation des signes est assimilable à un récit implicite, auquel les images contribuent. Les visuels de l’agence Chavannes et associés portent la trace de cette détermination. Ils conjuguent un dessin photoréaliste du décor avec une figuration humaine sous forme de photos découpées, sans qu’on ait cherché à dissimuler cette juxtaposition. Le maintien d’une signature graphique visible, attribut du style des présentations d’architecture, est un code reconnaissable de cette situation d’énonciation, où il importe de signifier le caractère provisoire d’une représentation qui a vocation à être remplacée par son référent. C’est en tenant compte de l’ensemble de ces facteurs que l’on peut décrire ces documents comme participant à une performance de promesse. Il n’est donc pas nécessaire de créer une théorie spécifique de l’acte d’image. Les outils de la pragmatique suffisent pour analyser cette énonciation.
Plusieurs genres iconographiques comportent une valeur contractuelle, à mi-chemin de la fiction et de la restitution documentaire, comme les images de reconstitution de la vulgarisation scientifique, destinées à dévoiler un état inaccessible du passé avec les meilleures garanties d’exactitude. L’iconographie fluctuante des dinosaures fournit un bon exemple des variations occasionnées par l’évolution des connaissances, qui imposent depuis les années 2000 de représenter les théropodes comme le tyrannosaure ou le vélociraptor revêtus de plumes. Pourtant, à chaque étape, les principes de la vulgarisation ont garanti que la représentation de ces animaux disparus était la plus sûre possible.
Nous avons appris à décoder ces modalisations, moins tributaires de l’image elle-même que du contexte dans lequel elle s’inscrit. Marquées du sceau du transitoire, les images d’architecture relèvent d’usages bien différents de l’art. Ce n’est pas le dessin qui porte l’agentivité du projet architectonique, mais une situation qui confère aux images leur efficace, dans le cadre d’un projet en cours de réalisation. L’utilité des visuels de présentation se manifeste dans la période où l’ouvrage n’existe pas encore – et disparaît dès que celui-ci s’inscrit dans l’espace. Si l’on peut parler de performance, celle-ci dépend étroitement de la projection mentale qui fonde la temporalité du projet, et de la dimension contractuelle qui unit ses acteurs. Le dessin d’architecture ne peut dire «je promets» qu’à la condition de s’effacer lorsque s’accomplit ce qu’il a promis.
- David Freedberg, Le Pouvoir des images (1989, traduit de l’américain par Alix Girod), Paris, éd. Gérard Monfort, 1998. [↩]
- John L. Austin, Quand dire, c’est faire (1962, traduit de l’anglais par Gilles Lane), Paris, éd. Du Seuil, 1970. [↩]
- Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image (2010, traduit de l’allemand par Frédéric Joly et Yves Sintomer), Paris, éd. La Découverte, 2015, p. 44 [↩]
- Vitruve, L’Architecture (traduit du latin par Charles-Louis Maufras), Paris, Panckoucke, 1847, p. 29. [↩]
- Geoffrey N. Leech, Principles of Pragmatics, Londres, New York, Longman, 1983, p. 13. [↩]
10 réflexions au sujet de « Entre performance et contrat. La promesse des images d’architecture »
La photographie de synthèse en architecture (car il s’agit bien de photographie même si scène et processus sont purement numériques) a une fonction marketing quand elle est exposée ainsi au public, c’est-à-dire hors du cénacle des concepteurs. Elle est donc effectivement performative en promettant quelque chose mais elle est par essence hypocrite contrairement au dessin ou à tout autre représentation suggestive et, donc, non réaliste.
La photographie de synthèse n’a pas de fonction projectuelle, contrairement au dessin (plan, coupe, élévation et perspective (conique ou parallèle)). Tout au plus a-t-elle une fonction de vérification dans le processus de projet. Elle n’a même pas d’utilité dans le processus constructif, autrement dit le chantier. Exposée au public, elle est hors des processus projectuel et constructif et est intégrée au processus de communication (qui comprend, notamment, l’espace-temps du chantier et, soit dit en passant, les échéances électorales).
Pourtant, comme je l’écrivais en 2007, « si la perspective classique montrait avant ce qu’il y aurait après et la photographie après ce qu’il y avait avant, l’imagerie de synthèse permet comme la première de voir avant ce qu’il y aura après, mais de manière à nous faire croire que nous sommes déjà après ce qu’il y avait avant, comme la seconde. » En d’autres termes une photographie de synthèse est une intenable promesse, car elle ne représente aucune réalité (si tant est qu’une photographie en représenterait une) alors même qu’elle en manie les codes, principalement par son esthétique hyperréaliste (ou photoréaliste si l’on veut…).
Bien sûr dans le cas d’espèce on peut reconnaitre, si on observe bien et que l’on détient les outils cognitifs du décodage de l’image ce que le tout public n’a généralement pas, qu’il s’agit d’un photomontage en ce sens qu’à une perspective hypperréaliste sont accolés des personnages et d’autres éléments (par exemple les façades tout à gauche, voire celles en arrière-plan). Toutefois, le dispositif d’exposition de l’image en rapport avec un projet de construction et son chantier fait que l’on n’attend pas que tel ou tel personnage soit habillé exactement de telle ou telle manière, mais que l’on s’attend, à bon droit, que le résultat final sera un espace dégagé avec un bosquet de jets d’eau à niveau, une trémie d’accès au parking flanquée de murets bas, un mât d’éclairage discret et, entre autres, des bornes basses et plutôt grises.
Le résultat final, comme le montre votre photographie qui n’est heureusement pas une « photographie d’architecture » (on pourrait revenir longtemps sur cette définition…), est un espace pour le moins encombré, notamment pas la cage d’accès (escalier et ascenseurs) qui apparait bien soudainement au résultat final alors qu’elle est absente de la photographie de synthèse. Rappelons tout de même que pour relier plusieurs niveaux comme une place publique et un sous-sol il faut inévitablement un escalier et un ascenseur (ou une rampe). Ascenseur ou rampe qui ne sont pas que nécessaires pour les personnes en fauteuil roulant ou en une autres situation de handicap, mais aussi pour celles qui poussent un landau ou, par exemple, ont de lourds sacs et valises. Or, dans le projet d’architecture, les circulations verticales ne sont pas de la décoration, de l’ornement qu’on ajouterait en toute fin de chantier. Il est nécessaire de les intégrer très tôt dans le projet, car les fonctions spatiales, pour les résumer très fortement, se classent entre espaces affectés et circulations (verticales ou horizontales). D’ailleurs la rampe d’accès pour les véhicules est bien représentées à la fois dans la photographie de synthèse et dans la photographie « réelle » (je ne dirai rien sur la qualité architecturale d’une pareille rampe ici posée, du moins du point de vue la montrant ainsi comme élément de si grande importance…).
La photographie de synthèse du cas présent est donc un simple mensonge aussi joli soit-il. Ou, pour être moins dogmatique, un simple rêve « non contractuel mais qui quand même montre bien ce que les citoyennes et citoyens pourront apprécier une fois le grand œuvre achevé ».
À la décharge des concepteurs, et parce que je suis également architecte et imagier, le client (ou maître d’ouvrage) exige de communiquer très tôt sur un projet avant même, parfois, de connaitre les contraintes constructives et légales qui influenceront le projet. Dès lors, du fait que les images doivent être plaisantes et que la tendance culturelle (y compris esthétique) est à l’hyperréalisme, des images doivent être rapidement construites et montrer de manière la plus réaliste possible un résultat final détaillé alors que les concepteurs sont encore à se demander, parfois, où donc se trouvera la cage d’escalier…
En conclusion, un dessin d’architecture n’est pas une promesse, mais un outil de projet parfaitement normé (ou peu s’en faut). Ce qui est montré sur les palissades de chantier n’est pas un dessin, mais une promesse dont on a fait une image à caractère prophétique.
Merci pour ces précisions! Nous sommes d’accord sur les processus, au prix de quelques ajustements de langage: je ne donne pour ma part le nom de « photographie » qu’au résultat de projections optiques, réservant celui de « dessin » aux autres productions visuelles. Je distingue bien, dans mon exposé, entre « dessin de présentation » et plans ou dessins techniques, qui relèvent de traditions différentes.
(Pourtant, en imagerie perspectiviste de synthèse, il s’agit bien de projections optiques et lumineuses, quoique simulées, avec des objets conceptuels référentiellement très clairs: caméra (angle de vue ou focale), éclairages (spot, soleil, etc.), spéculaires, etc. Ainsi qu’avec des simulations d’artefacts typiquement optiques voire photographiques: flare, profondeur de champ, bokeh, etc. (ce que j’appelle les effets de réel…). Le photoréalisme n’est donc pas que dans l’esthétique visuelle mais également dans le processus de production)
La simulation n’est pas compatible pour moi avec la définition de l’enregistrement. Mais il ne s’agit que d’une question purement technique: les dessins de présentation en architecture existent depuis bien plus longtemps que l’imagerie de synthèse (et relèvent selon moi du genre fascinant des reconstitutions, voir notamment: http://imagesociale.fr/8853).
A travers cet exemple, le point qui m’importe est celui de la formulation correcte de l’efficace des images, qui doit prendre en compte l’ensemble des paramètres d’une situation, et non les seules caractéristiques iconographiques. Ce qui est déterminant dans la compréhension d’une image n’est pas tant ces caractères que son usage (qui peut varier, comme je l’explique ci-dessus à propos des dessins de présentation).
Simulation (du réel) et enregistrement (du réel) diffèrent, certes. Cela ne me semble pourtant pas qu’une question technique si on continue sur l’exemple de cette image de la future place de la République. Cette image prophétique n’est pas une photographie entendue comme enregistrement du réel, mais n’est pas non plus un dessin au sens d’une simulation (aussi réaliste soit-elle à nos yeux), car elle est composite. Elle est un montage, ou plutôt un collage d’éléments « dessinés » et d’autres enregistrés – les personnages, quelques façades, sans parler des textures des éléments dessinés issues elles-mêmes d’enregistrements du réel, par exemple l’écorce des arbres ou la couverture de toiture de l’Hôtel de la Mission, possiblement – « sans […] dissimuler cette juxtaposition », pour reprendre votre appréciation.
Alors où classer l’image? Ni un dessin, ni une photographie. Ni une reconstitution, ni un enregistrement. Mais bien un collage. Quoiqu’il en soit, comme vous l’écrivez, ce qui importe c’est l’usage de l’image et les paramètres de la situation d’énonciation (au sens d’où est physiquement située l’image et dans le temps et dans l’espace si je comprends bien). Or, en amont de la situation d’énonciation, des conditions d’exposition, existent les conditions de production. Dans ce cas, ces conditions sont telles qu’outre de reconstituer une possible réalité, c’est de le faire en reconstituant le processus même d’enregistrement dans l’optique (ou le dessein) de reproduire le réel dans la perception que nous en avons mais aussi dans et par sa « vitalité » selon des lois physiques connues et retenues. Il y a donc un usage fait de l’image mais il y aussi un usage pour faire l’image. C’est justement sur ce point productif qu’il me semble falloir aussi interroger l’image dans son usage. Alors comment interroger correctement l’image de reconstitution quand l’outil de production est lui-même une reconstitution du réel et, en l’espèce, une reconstitution photoréaliste?
Personnellement, je n’utiliserais pas dans ce cas le terme « prophétie », qui suggère un processus hors de contrôle, plutôt d’ordre physique, voire catastrophique. En revanche, la promesse est un engagement de nature contractuelle entre des acteurs sociaux. Ce terme me paraît bien adapté à la réalisation d’un équipement public, et à la communication qui l’accompagne.
Ce qui me frappe dans le dessin de présentation – contrairement aux formes de simulation de synthèse, utilisées désormais pour des aperçus en VR in situ, et qui impliquent le recours à un hyperréalisme de plus en plus sophistiqué – c’est le maintien d’une signature graphique tout à fait visible, bien illustrée par le collage (le collage appartient exemplairement au registre des formes graphiques). Les outils aujourd’hui disponibles permettraient aisément de recourir à un photoréalisme plus léché – et l’imagerie de reconstitution, notamment en archéologie, utilise le plus souvent les formes de réalisme les plus élaborées (par exemple la visualisation en 3D). En archi, il semble que le dessin de présentation maintient délibérément un type de rendu plus rustique. Je pense que ce choix préserve à la fois le caractère « artiste » de l’intervention architecturale, et convient au registre de la promesse, engagement dont on sait qu’il pourra varier sur des points de détail par rapport au projet initial (cas illustré ci-dessus par l’absence de la halle de marché, ou par l’apparition de la cage d’ascenseur). Il n’y a donc pas qu’une exigence d’hyperréalisme, mais au contraire une navigation fine entre les différentes options de rendu (raison pour laquelle je maintiens pour ma part le mot « dessin » pour décrire ces productions visuelles…).
Je suis d’accord à la fois avec Marcol et André Gunthert. Et je crois qu’il n’est pas même nécessaire de distinguer ici les dessins d’exécution (la description technique des tâches à effectuer) des dessins de rendu, dont la valeur de « promesse » est plus immédiatement évidente. En effet, d’une part les dessins d’exécution font partie du contrat signé par l’entreprise et donc l’engagent, deviennent sa « promesse » que les choses seront construites telles que décrites dans ces documents graphiques à valeur contractuelle, mais d’autre part et d’une manière plus fondamentale, tout dessin d’architecture, et même tout tracé et toute épure (tracé au sol des fondations, épure de coupes de pierre ou d’assemblage de charpente, etc.) est une promesse en ce qu’il représente une action future, une intention, le plus souvent par la personne même qui va l’accomplir: Où creuser les fondations, selon quelle direction couper la pierre ou le bois, etc. Selon l’adage, « Si tu peux le décrire, tu peux le construire », tout dessin d’architecture est avant tout une promesse. La valeur de promesse est bien plus fondamentale et plus directe pour les dessins d’exécution (les dessins techniques) car ces dessins engagent la personne même qui fait ces dessins, elle se promet à elle-même que « c’est faisable » et entend servir de preuve, de description du « comment », beaucoup plus fondamental que le « quoi », car si le processus de réalisation est décrit alors le projet existe « presque », ce qui n’est pas le cas lorsqu’on décrit seulement le « quoi » car alors tout reste à faire, et au fond on n’est vraiment sûr de rien. Au contraire les dessins de rendu, qui comme on dit des promesses, « n’engagent que ceux qui les croient », décrivent seulement le « quoi » et pas le « comment » et sont donc toujours sujets à interprétation d’où les difficultés conceptuelles de ce type de dessin. Malheureusement il n’est pas toujours facile de faire un dessin technique qui soit compréhensible par le Maitre d’Ouvrage ou par le public, par des gens qui ne sont pas des professionnels de la construction. Mais il y a aussi une tendance à sous-estimer ces « non-professionnels », qui souvent préfèrent avoir sous les yeux « un vrai plan » qu’un rendu dont, à juste titre, ils se méfient, surtout s’il est digital…
Félicitations pour le choix du projet pour illustrer votre propos! En effet il s’agit presque plus d’une « disparition » que d’une « construction », et la majeure partie de l’argent est allée dans le parking souterrain, qui est invisible. Mais pourquoi n’aurait-t-on pas pu simplement montrer aux gens une coupe, est-ce que ça n’aurait pas été plus immédiat, plus évident, pour montrer que le parking n’est pas réellement supprimé mais simplement caché? Et du coup, la rampe et l’ascenseur auraient pu être montrés, au moins « quelque part », même si l’emplacement final n’était pas encore finalisé. Et montrer la nouvelle place avec une coupe « à la grosse », une coupe de principe de l’hôtel de ville, et les arbres, aurait eu de la gueule! (C’est dommage de n’avoir pas mis quelques arbres sur la place même… trop cher? On dépense tellement d’argent pour des toitures végétalisées et des « jardins verticaux », était-ce vraiment difficile de garder un peu de place pour quelque vrais arbres? Plecnik a bien mis des arbre sur un pont à Llubljana, on peut quand même mettre des arbres sur un parking… autre débat, mais la question se serait posée de manière évidente si la coupe avait été montrée.
Vous avez raison: targuer une image de prophétique est exagéré. Le processus de projet et de construction est tout à fait maitrisable, preuve en est c’est que l’ouvrage est livré. Il n’y a en architecture et, particulièrement, en aménagement urbain rien de catastrophique (quoique.. mais c’est un autre débat). Le terme de promesse est effectivement adéquat, mais alors selon son acception politicienne comme le propose @Laurent Fournier: les promesses n’engagent que ceux qui y croient. Mis à part à juste titre les dessins d’exécution, qui ont sérieusement intérêt à ne tromper personne, surtout pas les maîtres d’état qui construiront l’ouvrage. C’est en ce sens que j’utilisai l’attribut prophétique: « Regardez! Regardez ce que l’avenir sera de part ma volonté! ». La volonté entendue plus comme celle du maître d’ouvrage (politique) que de l’architecte dans le cas de l’image exposée sur la palissade du chantier de la place de la République.
Oui, la signature graphique est pleinement visible dans l’image de la future place. Toutefois, c’est plus une question de moyens que de volonté. Produire une image selon un processus uniquement numérique, c’est à dire reproduire le monde à voir dans toutes ses dimensions physiques nécessaires à une prise de vue de synthèse singeant la photographie est long et couteux, jusqu’à maintenant.
Lors de mon activité d’imageur, ou d’infographe, nous nous y sommes essayés, mais la retouche en post-production était inévitable. À la fois parce que reproduire le monde est très complexe, parce que les personnages et les autres animaux ont une dynamique et une expressivité qui demandent une profusion de détails faramineuse pour tromper notre système visuel, parce que le réel, même reproduit, est banal donc invendable et aussi parce que la fin n’en justifiait pas les moyens. Le but était de faire illusion, or on crée l’illusion en fonction de la capacité du spectateur à être illusionné: des personnages découpés dans des photographies et collés sur la perspective de synthèse suffisent et c’est moins cher. Rien n’empêche à cela de le faire « avec art » (cela nécessiterait également de débattre et définir ce qu’est de faire avec art, mais je me contenterais de dire ici que c’est faire avec une maîtrise technique et esthétique).
Mais la tendance est à reproduire le monde parce que tant les clients que le public acceptent de moins en moins (à tort et à raison) de ne pas savoir de quoi exactement sera fait l’ouvrage, de quoi exactement sera fait l’avenir. Une espèce de conjuration de la mort par une levée d’incertitude quant à l’avenir grâce aux images est à l’œuvre. Et quoi de mieux qu’une photographie pour savoir ce qui a été, même si ce qui a été n’est pas encore advenue. Non seulement la référence est la photographie accompagnée de son mythe de l’enregistrement du réel (d’ailleurs posons-nous la question du photoréalisme: est-ce une référence à la photographie en NB du milieu du XIXe siècle ou celle omniscope en couleurs sursaturées du début du XXIe?), mais en plus on voudrait photographier l’avenir. Avant l’avènement de la photographie, l’idée même que ce qui serait construit le serait en parfaite conformité avec les perspectives colorées avec virtuosité (voir les rendus d’architecture des célèbres « prix de Rome »), n’avait probablement aucun sens. L’enregistrement du réel étant impossible mécaniquement le fossé entre dessin et réalité était évident et compris, malgré l’histoire de la peinture et de sa recherche de réalisme.
Alors, oui, le terme de dessin convient bien parce que la pratique est ainsi que le monde n’est pas reproductible, il n’y a pas de photocopie possible du monde. Mais la volonté de représentation tend à développer des outils de présentation d’un réel possible, autrement dit d’un virtuel. La culture hollywoodienne, à la suite de la culture de l’inextinguible croissance du progrès par la science, ne sont pas étrangères à cela.
En découle que j’utilise le terme de photographie, car le processus de pensée à l’œuvre et une grande partie du processus de production des images ont comme référence et but la photographie au sens classique du terme comme John Herschel l’a défini, c’est-à-dire d’enregistrer visuellement le réel. Et un réel futur qui serait déjà enregistré est rassurant…
Je trouve passionnant ces réflexions permettant d’objectiver par des mots très clairs des intentions que nous, architecte, rencontrons en permanence dans tous nos dessins de présentation et que nous assumons de manière plus ou moins consciente.
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