La photographie, théâtre de la dépossession?

(Chronique Fisheye #44) Les retombées de #Metoo, mouvement de dénonciation de l’oppression sexuelle issu du cinéma, ont pour l’instant presque complètement épargné le monde de la photographie. Alors que celui-ci est l’un des principaux pourvoyeurs d’une imagerie qui réduit les femmes à l’état d’objet, la difficulté de faire émerger une remise en question est un indicateur inquiétant du conservatisme qui pèse sur cet univers.

C’est pourquoi il faut saluer comme un signe salutaire l’important témoignage publié par la top model et militante féministe Emily Ratajkowski dans les colonnes du New York Magazine1. De ce long texte qui restitue plusieurs expériences de dépossession de son image, la presse a surtout retenu le récit glaçant d’une agression sexuelle par le photographe Jonathan Leder, au terme d’un shooting2. Mais là où le propos de la modèle apporte une vision neuve, c’est en réinscrivant cette prédation dans la continuité systémique du male gaze (regard masculin). Dans le cadre institué de la relation professionnelle qui expose une femme au regard d’un homme, ce viol n’y apparaît pas comme un écart malheureux, mais de façon plus alarmante comme un effet du programme qui réduit le corps féminin à un objet disponible pour le désir masculin.

Trois expériences charpentent le récit d’Emily Ratajkowski. Toutes trois illustrent le paradoxe d’être une figure publique et de voir son visage et son corps exposés à l’usage marchand, tout en étant dépossédée du pouvoir d’agir sur la circulation de ces images. La modèle raconte comment elle a vu une photo d’elle publiée sur Instagram reproduite dans une série limitée commercialisée par Richard Prince, qu’elle acquiert sous forme de tableau, puis doit racheter une seconde fois après une séparation. Dans un autre cas, elle est poursuivie en justice par un paparazzi pour avoir rediffusé une photo d’elle prise sans autorisation. Quant à la séance photo chez Jonathan Leder, celle-ci sera suivie par la publication d’un album par le photographe, grâce à la signature de l’agent de la modèle, sans que celle-ci ait été préalablement consultée.

Ces exemples où la loi se range du côté de la production commerciale, au détriment de la personne photographiée, décrivent une expérience de perte de contrôle désormais familière à tout un chacun. La marchandisation galopante des images et l’accélération de leurs circulations ont augmenté dans des proportions considérables les risques de décontextualisation et d’usages parasites excédant les conditions initiales. Encore embryonnaire, l’état du droit à l’image est manifestement en retard sur la sensibilité du public, voire sur la pratique de nombreux producteurs qui, même en l’absence d’obligation juridique, préfèrent désormais flouter ou protéger les personnes exposées à la prise de vue.

Cette expérience prend un sens plus profond pour une femme dont le métier participe à l’incarnation des stéréotypes de la domination masculine. Comme de nombreuses réactions sexistes suscitées par le témoignage d’Emily Ratajkowski, la dénégation de Jonathan Leder prend la forme classique de l’inversion de culpabilité: «Vous savez de qui nous parlons, pas vrai? C’est la fille qui sautait toute nue dans la vidéo de Robin Thicke à la même époque. Vous voulez vraiment que quelqu’un croie qu’elle était une victime?» Peut-on plaindre un modèle qui s’expose elle-même dénudée sur Instagram? Au-delà de la négation du consentement, ce que montre l’agression subie par la modèle, c’est l’asymétrie structurelle qu’entretient la séance de pose. Exemplairement illustré par le film Blow up, le brouillage entre performance et séduction est bien au cœur du dispositif.

Le témoignage d’Emily Ratajkowski interroge fortement le modèle paternaliste de la séance de pose. A un moment où la question primordiale d’un exercice respectueux de la représentation est celle du consentement des sujets du regard, ce sont ses conditions de possibilité mêmes qui apparaissent remises en cause. Sur le plan juridique, il faudra sans doute faire évoluer les conditions d’exploitation de la prise de vue vers un modèle de coproduction, à l’exemple de la performance cinématographique. Mais au-delà du seul volet gestionnaire, c’est la crédibilité même de la production photographique qui dépend d’un partage plus équitable du rapport à l’image entre ses producteurs et celles et ceux qui en sont les sujets.

  1. Emily Ratajkowski, «Buying Myself Back. When does a model own her own image?», New York Magazine, 15 septembre 2020. []
  2. Anon., «Emily Ratajkowski accuse le photographe Jonathan Leder de viol», L’Obs, 17 septembre 2020. []

3 réflexions au sujet de « La photographie, théâtre de la dépossession? »

  1. Bonjour M.Gunthert,
    vous écrivez : « (…) faire évoluer les conditions d’exploitation de la prise de vue vers un modèle de coproduction, à l’exemple de la performance cinématographique. » (…)
    La comédienne Maria Schneider ne fut pas vraiment « coproductrice » de certaines images/scènes du « Dernier Tango à Paris », je crois.
    Amitiés,
    É.

  2. Il est permis de penser que cette agression sous couvert d’art ne pourrait plus se dérouler aujourd’hui sans être dénoncée. Du moins dans l’univers du cinéma. Mais qu’en est-il du monde de la photo, où les témoignages restent l’exception, alors même que les rumeurs circulent?

  3. Oui, vous avez raison – et je vous remercie pour ce papier, très intéressant. Pour aller dans le sens de ce que vous dites (au cinéma), il semble que la comédienne Adèle Haenel ait en effet « coproduit » une grande partie du personnage qu’elle incarne dans « Le Daim » (2019), le film de Quentin Dupieux – au grand profit de toutes les parties (dont les spectateurs).

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