Diffusé en 2019, le film Les Misérables de Ladj Ly s’inspire d’événements advenus en 2015, année où la multiplication des attentats terroristes pousse le gouvernement français à édicter l’état d’urgence, qui confère des pouvoirs étendus à la police. Consacré aux relations houleuses d’une équipe de la brigade anticriminalité (BAC) avec la population de la cité des Bosquets à Montfermeil, le film comporte plusieurs séquences illustrant la prise de vue par les habitants des actions de la police, dans le cadre décrit par Steve Mann comme celui de la sousveillance, ou surveillance inverse, pratiquée par les citoyens à l’aide d’outils numériques à l’encontre des forces de l’ordre1.
Les pratiques de sousveillance s’installent aux Etats-Unis au début des années 1990, sous la forme du copwatching, qui se caractérise par l’enregistrement d’abus, de brutalités ou d’exactions, à l’occasion d’opérations de contrôle ou de maintien de l’ordre dans l’espace public – mais aussi par leur diffusion publique. La vidéo du tabassage de Rodney King par George Holliday, le 3 mars 1991, diffusée en boucle le surlendemain sous le label «Breaking News» par CNN, sera suivie en avril 1992 par une semaine d’émeutes à Los Angeles après l’acquittement des agents poursuivis, démontrant le pouvoir social de l’objectivation des violences policières.
L’introduction du copwatching dans une œuvre de fiction témoigne de la généralisation et de la banalisation de cette pratique. Voulant rendre compte des aspects représentatifs du quotidien des quartiers, Ladj Ly fait de la surveillance inverse non seulement un réflexe des minorités face aux brimades du maintien de l’ordre, mais un élément dramatique majeur d’un récit de confrontation avec la police.
Dans ce cadre, on ne peut qu’être frappé par le caractère essentiellement symbolique du recours à la sousveillance. Dans le premier exemple montré, c’est une jeune fille qui brandit son téléphone portable pendant que son amie subit un contrôle. A peine l’appareil allumé, le policier visé le brise en le jetant à terre. Le dernier tiers du film raconte la tentative de la brigade de récupérer un drone qui a filmé les agents pendant une arrestation, alors qu’un tir de flash-ball a atteint un jeune garçon au visage, afin de faire disparaître les preuves.
Aucune image n’est filmée par la jeune fille dont le téléphone est jeté à terre, et si la vidéo prend une dimension allégorique avec la figure du drone, dont l’œil dominateur survole la cité, le film de l’arrestation, à peine montré à l’image, sera finalement récupéré et détruit par les policiers. Jamais diffusés en ligne, ces enregistrements ne représentent qu’une menace virtuelle.
L’ensemble des acteurs du récit partagent pourtant la croyance dans l’efficacité de ces images. Les habitants filment, et les policiers craignent d’être filmés, en vertu d’un principe fondateur de la sousveillance: dans le contexte d’une asymétrie de pouvoir, l’image est censée rééquilibrer le rapport de force en faveur des simples citoyens. Mais dans Les Misérables, cette pondération reste une faculté théorique. Sa menace fait avancer le scénario, mais n’a aucune conséquence effective sur les auteurs des violences.
Le caractère mythologique du rôle des vidéos dans Les Misérables illustre une vision stéréotypée du médium comme preuve, constitutive du récit de la sousveillance. Certes, dans le cas des violences policières, où les forces de l’ordre cherchent le plus souvent à camoufler leurs actes, l’existence d’un témoignage, d’une vidéo de surveillance ou d’un enregistrement au smartphone peut modifier de façon décisive l’instruction d’une affaire. Comme le montre le traitement des affaires Adama Traoré (Beaumont-sur-Oise, 19 juillet 2016) ou Zineb Redouane (Marseille, 2 décembre 2018), quand il n’existe pas d’enregistrement de l’action, les circonstances alléguées restent confuses et les responsabilités incertaines. Dans le cadre d’une enquête, l’utilité de la sousveillance est le plus souvent tangible.
Pourtant, malgré la quantité considérable d’enregistrements de violences policières réalisés en 2018-2019 dans le contexte du mouvement des Gilets jaunes, très peu de policiers ont fait l’objet de poursuites, encore moins de condamnations. Une grande partie des enquêtes confiées à l’Inspection générale de la Police nationale (IGPN) a d’ores et déjà été abandonnée, faute d’identification des agents suspectés. Même si d’autres instructions sont encore en cours, la proportion des affaires où l’image joue un rôle décisif reste peu élevé.
Dans une majorité de cas, la fonction documentaire ne remplit pas ses promesses. Ce que montre en revanche la séquence du contrôle des Misérables est une autre propriété de la sousveillance: celle décrite par Steve Mann, Jason Nolan et Barry Wellman comme la restitution d’un statut d’acteur dans l’espace public. Dans une situation d’interpellation, ce ne sont pas les images produites, mais le geste même de filmer qui est perçu par les policiers comme une entrave à leur action. En effet, lorsqu’elle est effectuée sur des subalternes, l’opération du contrôle se déroule comme un jeu de rôle qui a pour objectif de manifester la supériorité de la force publique. Dans ce contexte, l’intimidation, le tutoiement, les menaces, les provocations ou les violences souvent reprochées aux forces de l’ordre ne relèvent pas du dérapage, mais sont des instruments conscients de la manifestation du pouvoir, qui imposent en retour la soumission des contrôlés. Ce qu’on appelle le «maintien de l’ordre» dans les quartiers est la mise en scène toujours répétée de l’autorité de l’Etat, qui donne à tous confirmation que «force reste à la loi».
Dans cette scénographie réglée, le recours au smartphone constitue une brèche et un danger par le rétablissement d’un équilibre en faveur du contrôlé. Filmer l’événement introduit certes la menace d’une potentielle visibilité publique, mais elle restitue d’abord à celui ou celle qui subit le contrôle un statut de sujet de droit. Filmer, c’est mobiliser un droit constitutionnel et mettre en balance le pouvoir de l’interpellation avec sa possible remise en cause par une autorité supérieure. Cette neutralisation de la supériorité policière contrarie l’objectif du maintien de l’ordre, et fait apparaître l’acte de filmer comme une rébellion. C’est pour cette raison que les forces de l’ordre tiennent tant à y faire obstacle.
- Steve Mann, Jason Nolan, Barry Wellman, «Sousveillance: Inventing and Using Wearable Computing Devices for Data Collection in Surveillance Environments», Surveillance & Society, 2003, vol. 1, n° 3, p. 331-355. [↩]
8 réflexions au sujet de « Filmer la police contrarie le maintien de l’ordre »
Dans le cas de la vidéo américaine montrant l’étouffement volontaire de George Floyd à Minneapolis (25 mai 2020) par un policier entouré de ses trois collègues, le film réalisé par une jeune femme courageuse représente un témoignage accablant (et pas seulement une menace envers les « forces de l’ordre ») qui aboutira à la détention de l’assassin en uniforme ainsi que celle de ses trois complices : Derek Chauvin risque jusqu’à quarante ans de prison.
C’est bien parce que des actes illégaux, commis par les représentants de l’État, sont captés et diffusés par de simples citoyens ou des journalistes – l’IGPN découvre ainsi des pratiques qu’elle semblait ignorer – que la police craint les smartphones « visant » les visages (même masqués et casqués !) des policiers en opérations et que la LREM (avec son ex-patron du Raid, Jean-Michel Fauvergue, en fer de lance) présente sa proposition de loi destinée à interdire ces pratiques démocratiques sous prétexte de « but malveillant » et d’atteinte à « l’intégrité physique ou psychique (sic) » des FDO en action.
Les syndicats de journalistes, la LDH et de nombreuses associations s’élèvent contre la partie de cette loi (article 24) dite de « sécurité globale » qui sera examinée par l’Assemblée nationale à partir du 17 novembre.
La « sousveillance » n’est pas qu’une menace symbolique contre les violences policières (sans guillemets), elle est une garantie que tous les citoyens, dans une démocratie digne de ce nom, doivent pouvoir garder à portée de la main.
@Dominique Hasselmann: Je suis épaté par la place faite aujourd’hui à Libé, et dans nombre de rédactions, à la question des vidéos de violences policières et à la défense – évidemment bienvenue – de la liberté d’informer. Cependant, je ne peux pas oublier que ce même journal, comme beaucoup d’autres, a accordé sensiblement moins d’attention à cette question pendant la crise des Gilets jaunes, quand pleuvaient les LBD et les grenades de désencerclement.
Rappeler les principes republicains, c’est bien, surtout quand une grande démocratie comme la France semble avoir perdu sa boussole. Mais ce qui serait encore mieux, ce serait de veiller à les faire appliquer – et là, je dois avouer que le journalisme ne m’a pas convaincu d’avoir parfaitement joué son rôle. Sauf erreur, un seul journaliste dans l’ensemble du paysage médiatique français a pris au sérieux et a fait l’effort de répertorier les documents diffusés sur internet témoignant des violences de la police pendant la période des Gilets jaunes – il s’agit bien sûr de David Dufresne, héroïque acteur, mais malheureusement bien isolé, de la dénonciation des exactions des forces de l’ordre.
D’accord avec vous, David Dufresne (y compris avec son film) demeure un des « lanceurs d’alerte » et un témoin obstiné des violences policières, notamment au moment des manifestations des Gilets jaunes.
Je n’ai pas recensé les articles de « Libé » sur le sujet mais il me semble bien qu’ils en ont quand même un peu parlé !
Même si le réveil est un peu tardif, la présentation de cette loi à l’Assemblée nationale dès le 17 novembre devrait permettre une plus large vision (des deux yeux) des problèmes qu’elle soulève.
La presse « de gauche » ne devrait pas rater l’occasion de suivre et de commenter les débats, malgré le suivisme probable et évident du bataillon de LREM… ;-)
Honoré de participer à la campagne organisée par David Dufresne contre l’article 24 du projet de loi « Securite Globale »!
Un seul mot : bravo !
Excellentes interventions, bravo !
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