Plus d’un an après le début de la pandémie, la visibilité problématique de ses effets éclaire notre rapport aux images (voir ma récente chronique pour Arrêt sur images). Dans l’espace audiovisuel, un écart sépare désormais les images d’enregistrement et les adaptations filtrées que sont les fictions ou, de manière encore plus nette, les talk-shows et autres émissions d’information. Alors que les premières restituent logiquement les contraintes qui s’imposent au quotidien, soit les mesures de distanciation et particulièrement le masque, les secondes tendent à en effacer ou à en minorer la trace.
D’un point de vue sanitaire, cette répartition nous confronte à une étrange inversion: si le virus se transmet surtout dans les lieux clos, et peu en extérieur, ce sont les images de l’espace public qui dévoilent l’empreinte de la pandémie, alors que les espaces confinés des studios et des émissions de commentaire semblent miraculeusement épargnés. Pire, les talk-shows avec public, comme Touche pas à mon poste, préservent les animateurs et les invités du port du masque, quand les spectateurs continuent d’y être astreints – manière subtile de hiérarchiser l’information visuelle, en suggérant que la contrainte hygiénique est réservée aux participants secondaires. Le masque existe également comme un attribut des sujets Covid, ou comme un accessoire permettant de reconnaître les spécialistes qui s’expriment au nom de la science.
Plus qu’un simple instrument de protection, le port du masque est apparu dès le début de la crise comme un signe conventionnel d’une nouvelle politesse, et comme le principal marqueur social et médiatique de l’intégration de ses contraintes. Ainsi, le choix de porter ou pas le masque en public par les chefs d’Etat a été lu comme un signal de l’évolution des politiques de prévention et de leur affichage.
Rien n’illustre mieux le paradoxe du traitement télévisé de ce signe que le montage réalisé par Acrimed des apparitions promotionnelles de Manuel Valls, qui montre que la plupart des intervenants discutent sous masque en radio, alors que cet accessoire est mis de côté sur les plateaux télé (voir ci-dessus). Les locaux du petit écran assurent-ils de meilleures conditions sanitaires que ceux de leurs concurrents radiophoniques? Les comportements adoptés dans les petits studios – à Mediapart, à Arrêt sur Images ou au Média –, similaires à ceux des grands plateaux, montrent que ce n’est pas la taille de la pièce qui change la donne, mais bien le fait de s’exprimer par l’image.
Les fictions traduisent à leur manière cette contrainte. Mis à part les séries médicales, comme Grey’s Anatomy, qui ont rapidement intégré ces nouveaux éléments narratifs, d’autres productions en cours ont souvent tenté de s’adapter aux mesures barrières, mais ont déclaré forfait, face aux réactions hostiles du public. Ainsi la série emblématique du quotidien hétérosexuel, Scènes de ménages, a renoncé à l’été 2020 au port du masque, et multiplie les réceptions et les fêtes d’une sociabilité disparue.
Si la transmission de la parole radiophonique peut s’accommoder du port du masque, celui-ci s’avère évidemment un obstacle rédhibitoire qui bloque l’accompagnement du langage expressif, devenu, depuis le début du 20e siècle, l’appui indispensable de la communication audiovisuelle. Dans cet espace, les entraves à l’échange que nous impose le masque dans la vie quotidienne sont encore accentuées par la culture de l’expressivité, qui a favorisé le déploiement universel des images. A la manière d’une expérience de sociologie grandeur nature, l’univers audiovisuel a préféré exclure le masque de ses productions reconstituées, privilégiant le confort de l’habitude au coût du réalisme.
Un autre paramètre a joué en faveur de cette exclusion. Le récit du Covid comme un problème temporaire qui ne va pas tarder à être résolu reste jusqu’à aujourd’hui la vision privilégiée par les autorités. On peut comprendre l’hésitation à intégrer pleinement dans la représentation les signes d’un dommage perçu comme transitoire. Mais la nouvelle donne des variants modifie progressivement ce schéma, en installant l’idée d’une cohabitation de longue durée avec le virus.
Il y a près d’un an, je pronostiquais l’introduction de ces nouveaux signes dans le vocabulaire visuel, «parce que les récits sociaux ne peuvent pas s’écarter des évolutions du monde réel, sous peine de perdre leur pertinence». Ce n’est pourtant pas ce qui s’est produit. Les tentatives d’intégration se sont heurtées à l’hostilité du public, et la préservation de la culture de l’expressivité entre désormais en contradiction avec la banalisation d’une communication entravée. Il existe plusieurs domaines qui témoignent de semblables distorsions, comme la représentation du monde du travail ou encore celui des industries agricoles. Il est certainement préférable de concevoir le réalisme des représentations comme le résultat d’une négociation plutôt que comme un reflet fidèle de la réalité. L’écart des fictions ou des reconstitutions face à des contraintes pesantes confirme leur rôle de laboratoire d’un monde idéalisé.
4 réflexions au sujet de « Quelle place pour le Covid dans le monde des images? »
Belle analyse.
Ceci me fait penser à la gymnastique quasi-hebdomadaire, le jeudi sur BFMTV et autres chaînes à la botte, des envoyés spéciaux du gouvernement « au front ».
Castex, derrière son pupitre, les yeux à côté du prompteur, enlève le masque pendant deux minutes, le temps que ses « charts » s’affichent dans le désordre et la manipulation, puis le réenfile rapidos avant de passer la parole à « Monsieur le ministre des Solidarités » (il oublie parfois, un détail: « et de la Santé »), et Véran enlève alors son masque, qui lui a servi à se protéger des « gouttelettes » éventuelles projetées par le Premier ministre, avant de nous faire l’éloge de l’AstraZeneca (dont on apprend ce jour que Sheila, qui aurait été chargée de faire sa promotion, s’insurge contre cette utilisation non autorisée de son nom).
La gymnastique faciale se poursuit, dans une sorte de petit théâtre (ouvert, lui) qui aboutit au fait qu’une prochaine annonce du Chef viendra enfin, la semaine prochaine, préciser tout ce flou et mou balancé au peuple dans l’attente de la réouverture des « terrasses » déjà en voie de reconstruction avancée.
La communication gouvernementale elle-même -relayée à 90 km/h par le petit Attal – semble ainsi glisser dangereusement sur ces planches urbaines qui apparaissent quelque peu savonnées.
Mais à quoi servent donc les cabinets privés, style McKinsey & Company, dont use le gouvernement ? Ils ne pourraient pas un peu aider ces orateurs de troisième classe , en dehors de la « stratégie » qu’ils prônent, toujours claire comme de l’eau de Vichy ? :-)
En fait, chaque fois que je tombe sur ces images de plateaux à visages découverts, je pense à un porno sale où les actrices ont été payées pour « jouer » sans capotes…
Et je ne parle même pas des stabulations en plexi qui me rappellent à chaque fois à quel point nous sommes loin d’avoir sorti le cul des ronces.
J’ai cultivé l’illusion que les gus avec des salaires à 5 ou 5 chiffres n’allaient pas risquer leur peau et que hors cadre, il y a de puissants extracteurs d’air qui aspirent et filtrent les miasmes à plein régime.
Ça me dépasse, cette appétence pour la roulette russe ou cette stupide conviction que ça n’arrive qu’aux trimards du 93.
il faudrait voir quand ce genre de posture (ôter son max) s’est déclarée – c’est con mais je ne regarde pas la télé mes excuses – lors du premier confinement, on doit pouvoir noter ce genre de défense quand même, on se souvient aussi des sublimes diatribes d’un Salomon sur la nécessité de (ne pas) porter de max (car l’homme est fiable, comme on ait) – on se souvient aussi des obligations des fameusissimes « gestes barrière » (la couverture médiatique de l’ex premier ministre (que je ne nomme pas, par charité) est particulièrement honorable : son œuvre s’est-elle au moins bien vendue ?)
Il y a une chaîne sur laquelle le port du masque est systématique; en tout cas, à chaque fois que j’ai zappé dessus et qu’il y avait une interview, il était porté par toutes les personnes visibles à l’écran: La Chaîne parlementaire. Là où justement, la parole politique n’est pas mise en scène sous forme de spectacle, mais s’exprime en tant que telle.
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