Passé vingt minutes l’autre jour à débattre avec un collègue de l’école Louis-Lumière de la définition de la photographie. Pour ce camarade expert, la photosensibilité suffit. Je n’ai pas réussi à le convaincre, mais je ne suis pas d’accord avec lui: la photosensibilité ne définit que l’empreinte – le photogramme. Ces jeux avec le support photographique, popularisés par Man Ray ou Laszlo Moholy-Nagy, sont représentatifs de l’expérience originelle qui consiste à noircir des sels d’argent à la lumière, réaction chimique connue (identifiée par Johann Heinrich Schulze en 1719) – et qui n’a jamais suffi à inventer la photographie.
Comme une empreinte de pied dans la neige, le photogramme ne restitue pas l’image ressemblante d’un objet. Pour mettre la réaction photosensible au service de la production d’une image, il faut lui adjoindre un dispositif de projection optique, soit la combinaison d’une lentille, instrument de conversion de l’information lumineuse, et d’une chambre noire, espace de la formation tridimensionnelle de l’image.
Mais ce deuxième facteur, qui définit la reprographie, soit toute forme de reproduction par projection optique, comme les techniques que Nicéphore Niépce ou Hercule Florence tentaient de mettre au point, n’est pas encore suffisant pour caractériser la photographie. Dans un article de 1998, je soulignais la dimension inaugurale de la réflexion de Daguerre, lorsque celui-ci critique en 1829 le manque de réalisme d’une héliographie de Niépce, en raison de la durée excessive du temps de pose, qui a enregistré le déplacement solaire, et donc effacé les ombres des objets1. A cette occasion, le peintre se donne pour la première fois comme objectif de réaliser un enregistrement photographique en moins de quinze minutes, fixant ainsi le programme technologique et esthétique du futur daguerréotype – et au-delà, celui de toute la photographie.
Aux deux facteurs de l’empreinte chimique et de la reproduction optique, Daguerre ajoute celui, décisif, du réalisme du modelé et de la perspective aérienne, autrement dit impose comme critère de la photographie un réalisme perceptif (ou réalisme photographique), et non seulement optique. C’est bien ce réalisme qui prend le nom de “photographie” dans l’univers du cinéma, où ce terme définit la maîtrise du modelé et de l’effet lumineux, dans un contexte de prise de vue d’objets animés.
Accepter de définir la photographie par ce troisième critère, qui le distingue de la simple copie d’images, a pour conséquence de refuser la qualité de photographies proprement dites aux images issues des premiers procédés de Niépce, de Talbot ou de Bayard – ce qui paraît tiré par les cheveux.
Pourtant, c’est bien le flou qui règne sur la définition de la photographie qui permet de prendre pour des photos des essais qui tentent d’imiter le réalisme perceptif avec les moyens de la reprographie. Les images de Bayard ou les plus anciens daguerréotypes de Daguerre, qui font habilement tableau de sujets figés dans l’immobilité, illustrent exemplairement la nature paradoxale de cette émulation. A proprement parler, ces proto-photographies sont des «fakes»: des mises en scène qui évoquent ce qu’on voudrait obtenir, mais que la technique est encore incapable de réaliser. Pour arriver à capter la vie, il faudra un saut technologique que la réaction de photosensibilité n’est pas capable d’atteindre, et que seule l’invention de l’image latente (le développement photochimique, à la base de l’invention du daguerréotype) permettra de programmer.
La conscience collective ne s’y est pas trompée, qui a reconnu dans l’ombre fantomatique de l’homme faisant cirer ses bottes sur le boulevard du Temple l’image inaugurale des attentes liées à la photographie. Image comme preuve, sujet imprévu, effet Blow up, fruit de la technique plutôt que d’un effort de composition: tel était bien le programme implicite de la photographie, vouée à capturer l’instant, à chasser le visible comme on chasse une proie, à faire apparaître ce qui se cache ou se refuse. Bien plus que la sensibilité de sels d’argent: la transformation de notre rapport au monde par la capacité d’en arrêter les images.
- Lire également sur ce blog: «De quoi la photographie est-elle le nom?»
- «Daguerre ou la promptitude. Archéologie de la réduction du temps de pose», Etudes photographiques, n° 5, novembre 1998. [↩]
4 réflexions au sujet de « De quoi la photographie est-elle le nom? (bis) »
Bel article !!!
…en arrêter les images ?
C’est pour prolonger l’idée de la photographie comme un arrêt sur image…
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