Xavier Gorce a rendu un fier service au Monde en mettant fin de lui-même à la collaboration qui le liait depuis près de vingt ans au journal du soir. Le dessin de trop aura été celui où il se hasardait à se moquer des victimes d’inceste, publié sur la newsletter du quotidien, qui a provoqué la colère de nombreux lecteurs. Mais cela faisait déjà plusieurs années, notamment depuis la crise des Gilets jaunes, que le mépris de Gorce était devenu plus visible que son humour.
Il est significatif que ce soit sur la question des violences sexuelles que la satire ait trébuché. La vague de témoignages qui a suivi celui de Camille Kouchner a transformé la perception de l’inceste, qui apparaît désormais comme un problème de société effrayant et trop longtemps occulté. Prendre ce sujet à la légère, comme continuent de le faire quelques défenseurs anachroniques des droits du patriarcat, est devenu tout simplement insupportable.
En dépit de justifications laborieuses qui n’ont convaincu personne, l’embarras du dessinateur était perceptible. Il est donc regrettable de constater que le débat public à propos du dessin de presse soit devenu le théâtre d’une des pires pollutions intellectuelles, où s’empilent les sophismes les plus moisis sur le bon temps où l’on pouvait rire des victimes, la tyrannie de l’indignation, sans oublier la blague de la «cancel culture». Legs de la crise des caricatures danoises de 2006, il est devenu impossible en France d’évoquer n’importe quel dessin sans plier le genou devant la mémoire des victimes des attentats de Charlie. Les arguments brandis par Gorce lui-même constituent un festival de cette caricature de débat sur les caricatures, qui est devenu tout bonnement absurde – les soi-disant défenseurs de la liberté d’expression hurlant à la censure à la moindre critique.
Ce que démontre pourtant la passion qui anime cette posture faussement libertaire, c’est à quel point le rire peut être l’arme de l’imposition de la norme, d’une rare violence sociale. Libérateur lorsqu’il représente la voix des faibles, il devient le plus effrayant instrument d’oppression lorsqu’il leur impose le silence. Au fil des ans, le dessin de Gorce était devenu emblématique de cette ricanante raison du plus fort. Que ses tristes sarcasmes perdent un peu en visibilité est une bonne nouvelle.
35 réflexions au sujet de « Le rire du dominant »
Mettre sur le même plan, dans un même texte, le mépris tellement justifié qu’on peut avoir pour ces abrutis analphabètes, haineux, voleurs, envieux, jaloux et méchants que sont les gilets jaunes et celui, inadmissible, dont il est fait montre envers les victimes d’inceste, vous avez fait fort dans l’art de ratisser large.
Vous êtes un idéologue. Pas un chercheur.
Et c’est un dominé qui vous le dit. Pas un dominant !
autre caricature / même problème : https://deafstudies.hypotheses.org/705?fbclid=IwAR1DQNY8iNYSKh-XrEoaCx10XTr4e07Q60zfehWh55B9D9YOtJl6gS8TvLw
Je n’ai jamais compris pourquoi Le Monde « hébergeait » ce dessinateur congelé durant des années et qui a étalé son mépris (oui !) envers les Gilets jaunes et autres manifestants (soignants, profs, etc.) en toute « liberté ».
« Valeurs actuelles » aurait dû, depuis longtemps, l’accueillir à bras ouverts. ;-)
« Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ». La colère est mauvaise conseillère M. Gunthert, même si je la comprends.
Je ne regardais plus les dessins de gorce depuis ses saloperies sur les gilets jaunes. Pourtant j’avais adoré ce dessinateur. Dommage.
« ces abrutis analphabètes, haineux, voleurs, envieux, jaloux et méchants que sont les gilets jaunes » : vous en connaissez dans la vraie vie ? Moi, quelques-uns. Comment pouvez-vous ainsi les qualifier collectivement ? Demandez-vous en quoi la propagande médiatique anti gilets jaunes a-t-elle façonné votre jugement – à moins que vous n’ayez vous même constaté, en discutant avec plusieurs d’entre eux, qu’ils sont effectivement « ces abrutis analphabètes, haineux, voleurs, envieux, jaloux et méchants que sont les gilets jaunes »
Non, la censure et l’autocensure ne sont jamais une bonne nouvelle. De plus, le fait que Gorce n’ait pas même été contacté par la direction du Monde est insupportable. Quand le rire ne va pas dans votre sens, il s’appelle ricanement. Triste époque.
Vraiment M.Gunthert ? Seriez-vous prêt à endosser la posture de censeur du rire ? A quel comité de salut public faudra-t-il en référer pour tracer une frontière, à jamais fluctuante, entre le BON et le MAUVAIS rire ? Si le mouvement des gilets jaunes, n’était pas un épisode globalement comique et moins encore méprisable, la caricature de presse aurait-elle dû s’abstenir d’appréhender la saveur drolatique, voire burlesque ou stupide de certaines de ses expressions ?
Est-ce bien raisonnable de pratiquer l’amalgame entre un humour violent ou malsain, et l’humour acide, parfois grinçant, s’autorisant quelques libertés avec la « bien pensance » du moment qui pétrie d’intentions louables, sanctuarise les minorités trop longtemps opprimées ?
Devrait-on, avant de s’octroyer le droit de rire de tout, envisager que ce rire puisse être perçu comme un signe de mépris (et donc s’autocensurer ?). A cette opinion de Rogozinski (Le Monde 9 nov 20) , permettez-moi de préférer la formule de R. Malka, l’avocat de Charlie Hebdo : « dans une démocratie, il faut accepter d’être heurté et offensé ».
Et si la référence à la crise des caricatures danoises de 2006 est inopérante (!), alors, permettez-moi d’en appeler à Daumier, protestant au moyen d’un superbe dessin « Morts pour la Liberté : c’était vraiment bien la peine de nous faire tuer ! » contre la disparition du journal « La Caricature » emporté par la loi du 9 septembre 1835 établissant la censure préalable des dessins ?
Laisser entendre que Xavier Gorce prendrait le sujet de l’inceste « à la légère » parce ce que son dessin est susceptible de mettre en lumière la complexité (réelle) d’une grave incrimination eu égard au statut juridique de la parenté, c’est indéfendable, sauf pour les esprits obtus considérant que rendre intelligible est synonyme d’absoudre. Comme vous ne pouvez être de ceux-là, que faut-il en conclure ?
Tous les commentaires qui mobilisent l’argument de la censure sont hors-sujet, et relèvent purement et simplement du trollisme. D’une part parce qu’il n’y a eu aucune censure: le dessin de Gorce est toujours en ligne, il n’a pas été mis à la porte mais a pris seul la décision de mettre fin à sa collaboration, et il a d’autres engagements, notamment au Point, donc il n’est ni bâillonné ni ostracisé. Mais surtout parce qu’il s’agit tout simplement d’une polémique, et non d’une censure (qui émane en principe de l’appareil d’Etat), c’est-à-dire d’un phénomène habituel dans la presse depuis que les journaux existent. Prôner la liberté d’expression des caricatures tout en refusant qu’on exprime un jugement à leur propos ne me paraît pas une très bonne démonstration de la prémisse. Polémiquons, et mesurons la valeur respective de nos lectures de ce dessin à partir d’arguments, et non de sophismes ou de disqualifications a priori.
Moi aussi, j’ai adoré le trait de Gorce et son coup de génie des pingouins râleurs (les personnages minimalistes). Puis, j’ai oublié de le suivre. Depuis trois ans, j’ai vu surgir sur Twitter ses nouveaux dessins où le second degré avait totalement disparu. Ils ne sont absolument pas drôles et ils me font… mal maintenant. Les Dégivrés n’est plus de l’humour, mais juste des opinions, des opinions et des amalgames qui vont à l’encontre de mes valeurs.
Sur Twitter, Gorce a des soutiens logiques (Quatremer) et… des soutiens étonnants comme François Morel, que j’admire. Ils ne voient que le dessin, pas le citoyen aux idées rances qui les dessine. Comme une sympathique marionnette qui cache son marionnetiste glauque.
Par ailleurs, je pense qu’on peut toujours rire de tout et il faut continuer de le faire. Mais pas n’importe comment, pas n’importe quand et pas n’importe où.
La question « peut-on rire de tout? » était déjà un pont-aux-ânes dans les interviews d’humoristes du temps de Thierry Le Luron. La réponse positive qu’elle impose est évidemment d’un simplisme coupable. Non, on ne peut pas rire et on n’a jamais ri de tout. Le comique troupier est passé de mode. Les caricatures antisémites nous paraissent à juste titre insupportables, comme les blagues atroces de Michel Leeb se moquant des Africains ou des Asiatiques (https://www.youtube.com/watch?v=c_W21vh1Ds0), ou le jeu caricatural des personnages de la Cage aux folles – qui remportaient pourtant un franc succès dans les années 1970. Saint Coluche n’est intouchable aujourd’hui que parce qu’on a pris le soin d’exclure de son héritage des sketches odieux, comme celui sur le viol, aussi glaçant que raté (https://www.youtube.com/watch?v=SgJeZM61rPw). Est-ce que les dessins de Jacques Faizant auraient fait rire les lecteurs de Charlie hebdo ou de Hara-Kiri? Probablement pas plus que ceux de Reiser si on les avait montré aux lecteurs du Figaro. Bref, avant de discuter caricatures, il faudrait commencer par débarrasser le débat public de tous les stéréotypes qui le parasitent…
les blagues ~~~atroces~~ débiles de Michel Leeb
Cage aux folles – qui remportaient pourtant un franc succès – auprès de qui ??
Saint Coluche ne m’a arraché, à l’époque de sa gloire, au mieux de rares fois qu’un demi-sourire.
Jacques Faizant, mieux vaut ne pas en parler…
Que ces tristes sarcasmes perdent un peu en visibilité est une bonne nouvelle.
Gorce, au vu du dessin montré (le seul que je connaisse, je ne lis pas Le Monde) , est pour moi très modérément drôle, de même que tout un tas de Plantu.
Posture faussement libertaire, débat faussement biaisé?
Bonjour M. Gunthert,
la lecture de votre papier, reçu tôt ce matin, m’a fait envoyer ceci immédiatement à un groupe d’amis avant la lecture des « commentaires » ci-dessus (si je redonde, pardonnez-moi) – lesquels amis discutaient de l’ « affaire » Gorce depuis hier.
Amitiés,
É.
————————-
Hello les jeunes,
Je reviens deux minutes sur le dessin de Gorce à cause de cet édito d’un spécialiste de l’image dont j’apprécie les analyses en général (André Gunthert) : http://imagesociale.fr/9342
Cet édito me met dans une rage folle — laquelle est emblématique probablement de mon état mental sur-confiné. Le titre dudit résume son propos : « Le rire du dominant ». En bref Gunthert se réjouit du départ du dessinateur, lequel, au fil du temps (rejoignant l’avis de F.), serait devenu « ricanant » » — ricanant avec les « dominants » sur le dos des « dominés ». Je reviendrai sur cette partition dominants/dominés présumés.
Mais la question qui m’agite est d’abord celle du Monde (qui aime bien châtie bien) — lequel nous révèle, une fois de plus, sa malsaine composante jésuitique (on n’est pas propriétaire du très catholique Télérama, ni éditeur du « Monde des Religions » pour rien). Le Monde « ne censure pas le dessinateur », disent Fenoglio et Monnot (c’est la direction du Monde) « puisque le dessin est toujours en ligne ». Or la direction a affirmé que si elle avait vu le dessin avant publication, elle ne l’aurait pas publié (cette valse-hésitation sémantique du Monde est la définition même de l’hypocrisie). La direction présente donc « ses excuses pour une erreur », suite « aux réactions d’indignation reçues ».
Voilà où nous en sommes. Un média que la peur tétanise – la peur de perdre des lecteurs, bien sûr (le Monde, malgré les autosatisfecit « numériques » de la direction, tire _à moins de 150.000 exemplaires quotidiens_ désormais, il faut se rendre compte de la Berezina), mais aussi la peur de perdre de l’autorité morale (?), donc d’être ravalé au rang de feuille de chou ne donnant que des infos « brutes » sans commentaires « autorisés ».
D’où vient cette peur ? D’une erreur d’appréciation, selon moi. Car je ne vois pas où est cette « puissance ennemie » qui fait peur. Les réseaux sociaux ? Les actionnaires du Monde ? Les syndicats ? La société des rédacteurs du Monde ? Non – et nous connaissons la réponse : cet ennemi fantasmé est dans la tête de la rédaction, laquelle croit que l’autoflagellation, l’automutilation, la résipiscence, les regrets, le repentir, la contrition, la repentance ou les listes de synonymes puissent régler les problèmes. Au lieu d’assumer. Assumer quoi ? Qu’une partie de la population, aujourd’hui, donne son avis sur tout et rien. (Ce que personne de sensé ne reprochera à ladite population, au contraire – il s’agit évidemment d’une composante du débat démocratique). Le Monde devrait donc assumer ce genre de polémique – et laisser pisser les mérinos, où qu’ils soient, d’où qu’ils viennent, et quoi qu’ils hurlent. Car quelle est la menace ? Que les mérinos se désabonnent ? Appellent au boycott du quotidien ? Créent un journal concurrent ? C’est le contraire ! La santé économique du journal se portera d’autant mieux que sa ligne éditoriale sera lisible – et ferme sur des principes simples. Ne mégotera pas sur les « problèmes de société ». Il me semble que le Monde se voit encore comme une « autorité morale » MAIS (et c’est le point important), que le Monde ne fait pas confiance à ses lecteurs ! (c’est le comble). Ses lecteurs devraient-ils « être guidés » par la direction ? Encadrés ? Orientés ? Les articles devraient-ils être munis de balises ? Fléchés ? Les commentaires et les dessins flanqués de pictogrammes (« réservé aux + de 18 ans », « attention, cynisme », « humour de droite », « humour de gauche », « grossièreté », « nudité », « stigmatisation de la religion », « handicapophobie », « cigarettes apparentes », « personnel politique visé », « clichés culturels », etc.) ? Ce « désir de bien faire » est caractéristique d’une gauche-moraline qui n’assume pas. Le débat n’est évidemment pas celui de la liberté d’expression (notre cénacle en connaît tous les tenants et aboutissants désormais) – mais celui de la confiance. Une confiance double : envers l’équipe de production du journal (au sens large – les rédacteurs, les vérificateurs, les titreurs, les infographistes, les dessinateurs, la mise en pages, les photos, etc.) et envers les lecteurs. Que le Monde en soit à estimer que les lecteurs du Monde sont incapables de lire un dessin d’un collaborateur du Monde travaillant pour le Monde depuis 18 ans est à pleurer, vraiment.
[Ceci dit, personne, dans l’équipe de production de quelque journal que ce soit, n’est à l’abri d’une erreur factuelle (d’où la rubrique « rectificatifs » ou le blog « langue, sauce piquante » des correcteurs du Monde, par exemple), d’un « dérapage », d’un « dessin malheureux »… Mais tout ceci est routinier dans la vie d’un journal et des procédures, acceptées par tous, existent en cas d’escobarderie (subterfuge, action ou parole équivoque, simulation ou dissimulation adroite destinée à tromper sans mentir précisément, in your face, Di Rupo), de faux avéré, de manipulation, de manque à la déontologie, etc. Il semble normal aussi que la rédaction soit politiquement hétérogène – bien qu’adhérant à une charte commune, bien sûr. Le pari sur l’intelligence du lecteur est donc central. Si ce pacte est rompu, adieu « l’objectivité » (des contenus) et bonjour aux « orientations » et « fléchages » en tous sens.]
Nous sommes d’accord aussi, j’imagine, sur le fait que le lectorat du Monde est divers – il y a des gens de gauche, du centre, de droite, des écolos, des industriels, des cultureux, des scientifiques, des amateurs de montres, de bagnoles, de sport, d’autoréférence, d’humour, de nécrologies, etc. Mais quelque chose les réunit : la qualité du journal, ses prises de position présentes et passées, son projet, sa vision du futur. Que les lecteurs s’expriment, c’est normal (et souhaitable), mais, vous l’aurez noté (et c’est le mérite du Monde), ces lecteurs ne sont pas (trop) violents, argumentent plutôt bien, et sont nuancés ! Alors ? Où est le problème ? Dans les hurlements des « réseaux sociaux » ? Laissez pisser les mérinos ! Les non-lecteurs ne sont pas des abonnés ! Le buzz vaut mieux que l’indifférence ! La polémique est républicaine (au sens européen, pas US) !
Maintenant sur le fond de ce dessin.
Il pose (assez subtilement selon moi) la question de la _définition_ de l’inceste. Car cette définition est très, très difficile à donner (par ailleurs) – et finalement, comme le suggère ce dessin, peut-être inutile ! Il me semble en effet qu’à l’heure où la notion de « famille » a éclaté depuis longtemps, il soit plus efficace de protéger les mômes avec une loi tenant en une ligne : « Tout rapport sexuel avec un enfant est interdit ». Après il faut définir l’âge de l’« enfant » et le « rapport sexuel », bien sûr, et les peines, et l’éventuelle imprescriptibilité de ces peines, etc. – cuisine pour experts qui m’intéresse moyen, mais qu’il faut mettre en œuvre (et le sera). Pas besoin de la notion d’inceste dans ce débat ! Bravo Gorce !
P.-S.
Dernière cerise sur mon (trop gros) gâteau : aucune étude scientifique n’a _jamais_ prouvé que l’inceste produisait des tares (au sens biologique). L’interdiction symbolique de l’inceste semble être une construction destinée à envoyer historiquement les mâles du groupe « voir ailleurs ». Afin d’étendre la communauté, de la développer, de lui faire conquérir d’autres territoires. Encore une raison, selon moi, d’apprécier les arrière-plans suggérés par le dessin.
P.-S. 2
Je relis mon mail et me rends compte que je n’ai rien dit de la partition dominant/dominé utilisée par Gunthert. Tant pis, ce sera pour une terrasse en juin/juillet ! (en un mot : cette partition en est une parmi d’autres – très à la mode aujourd’hui et peu opératoire : allez définir un « dominant » et un « dominé », bonne chance !-)
À moins que Gorce ait une idée ?-)
à+
É.
@Eric Angelini: Une suggestion comme ça: pour définir un dominant, si vous demandiez au dominés – qui ont semble-t-il des idées là-dessus?
Oui, le dessin de Gorce pose très directement la question de l’enjeu de l’inceste. C’est pourquoi j’attire l’attention des commentateurs: à travers votre réaction au dessin, ou à mon billet, c’est en réalité votre avis sur l’inceste que vous donnez…
En effet M.Gunthert, « prôner la liberté d’expression des caricatures tout en refusant qu’on exprime un jugement à leur propos » serait une aberration, voire l’expression d’une anomie intellectuelle et morale. Si critiquer les caricatures participe du « jeu » démocratique sain, vilipender un auteur en lui imputant une intention sous-jacente désobligeante à l’égard des victimes d’inceste n’est sans doute pas la meilleure entrée pour « mesurer la valeur respective de nos lectures de ce dessin ». Comme juriste, j’ai apprécié dans ce dessin humoristique mais néanmoins sérieux la mise en perspective du télescopage entre une grave incrimination et la complexité du système de parenté, lequel ne se limite pas à des liens objectifs de filiation ou de consanguinité entre les individus. Rappelons à cet égard que Lévi-Strauss appréhendait la parenté comme « un système arbitraire de représentations (n’existant) que dans la conscience des hommes, (…) au coeur du passage de la nature à la culture accompli par l’humanité ». Commettre un dessin de presse qui, articulé sur l’actualité, interroge ingénieusement la portée anthropologique et juridique de la prohibition de l’inceste ne traduit pas un mépris pour les victimes de ce crime ni une volonté d’occulter un effrayant problème de société minoré par les défenseurs anachroniques des droits du patriarcat ! Le dessin de Xavier Gorce semble avoir été interprété par ses détracteurs (ses censeurs !) comme un outil destiné à voiler les ravages de la délinquance sexuelle ou à affaiblir la parole qui la dénonce. Je m’étonne que vous sembliez mettre votre expertise au service de cette interprétation éloignée des exigences de la posture scientifique.
Ce qui me semble surtout significatif dans cette affaire, c’est moins le dessin – dont l’humour très contestable, évoque les blagues de fin de repas chez les bourgeois – que le fait que le monde ait désavoué son dessinateur après avoir accepté son dessin. Ou alors qu’ils aient accepté son dessin sans comprendre qu’il était offensant, raté. Comme s’il n’avait fait l’objet d’aucune discussion en comité de rédaction
OK, reprenons. Le texte d’excuses du Monde rédigé par Caroline Monnot indique: «Le Monde a fait paraître […] un dessin signé Xavier Gorce qui n’aurait pas dû être publié. Ce dessin peut en effet être lu comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes transgenres.»
https://www.lemonde.fr/le-monde-et-vous/article/2021/01/19/a-nos-lecteurs_6066802_6065879.html
La formule est volontairement la plus diplomatique possible («peut être lu comme…»). Elle suffit néanmoins à justifier la perception des nombreux lecteurs de bonne foi que ce dessin a choqué. J’ai dit et je répète que la disqualification de la critique au nom de la censure est un sophisme et une plaisanterie de garçon de bain. La polémique sur ce dessin est un fait objectif, ce n’est pas moi qui l’invente.
Sur le fond, on ne peut que constater la vive émotion qu’a suscité ce dessin. Le malentendu est profond sur son interprétation, parce que ceux qui s’offusquent de sa critique ont raté un épisode, et en sont restés à la compréhension traditionnelle de l’inceste, qui en relativise fortement la portée et la signification. Ceux qui ont suivi le témoignage de Camille Kouchner (voir le replay de son interview sur France 5 https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/la-grande-librairie-saison-13/2223691-camille-kouchner-invitee-exceptionnelle.html) bénéficient en revanche d’une nouvelle compréhension de ce crime, qui en fait un problème de société majeur. Ce changement d’enjeu est très exactement le sujet du dessin de Gorce, qui adopte une attitude de minoration typique de la défense de la culture du viol (sur les positions de Gorce à ce sujet, qui sont publiques, j’invite les commentateurs à se renseigner: https://www.facebook.com/photo.php?fbid=10158415980389270&set=p.10158415980389270).
Une des choses qu’ont appris les gens correctement informés, c’est que le baratin pseudo-anthropologique repris et moqué par Gorce est de la foutaise. Camille Kouchner parle au nom de son frère, qui a été violé par son beau-père, soit une parentalité sans relation biologique. Traduit en version relativiste, ça donne: mais est-ce bien de l’inceste? Hahaha! Or, ce que démontre avec force le témoignage de Camille Kouchner, c’est à la fois qu’elle fait partie des victimes directes du crime, qui bouleverse toute une famille, et que la question du degré de relation biologique est rigoureusement sans pertinence. L’important, dans l’inceste, c’est de subir l’autorité d’une personne dotée d’un ascendant. Ceux qui ont écouté, les larmes aux yeux, le témoignage de Camille Kouchner, ont compris que le paradoxe vertigineux et insupportable de ce crime, c’est de se faire agresser par quelqu’un que vous aimez et qui aurait dû vous protéger.
Que l’on trouve dans les colonnes du « Monde » des dessins donnant le point de vue de la bourgeoisie comment s’en étonner! Ce quotidien n’est plus une référence mais bien un média de révérence vis à vis des pouvoirs économiques (et par rebonds, politiques).
Que le dessinateur con cerné se sente lâché par les siens car ayant mordu le trait reste son problème et celui de sa caste. Ça me fait penser à la soi-disante opération de dédiabolisation du FN.RN. On modifie l’emballage et on garde le fond.
On progresse en effet M. Gunthert : si le dessin de Gorce peut être lu comme une façon de moquer « le baratin pseudo-anthropologique » autour de l’inceste, il ne saurait être considéré comme une moquerie à l’égard des victimes ! D’accord pour reconnaître que la forme d’excuses de Caroline Monnot est …plus diplomatique que l’expression de votre condamnation de ce dessin et de son auteur. Mais cela ne valide pas l’attitude de la direction du Monde, ainsi que l’a très bien exposé Eric Angelini dans son commentaire d’hier.
En revanche, c’est à juste titre que vous soulignez l’absence de pertinence du degré de relation biologique lorsqu’il s’agit de déterminer les souffrances infligées, directement ou non, ainsi que les conséquences pénales. Toutes les agressions sexuelles sont aujourd’hui punissables « quelle que soit la nature des relations existant entre l’agresseur et la victime », certains éléments constitutifs, not. la contrainte morale ou la surprise, étant appréciés plus strictement lorsque les faits sont commis sur la personne d’un mineur. (cf. par ex. les « considérant » par lesquels le conseil constitutionnel a validé – en février 2015. – l’art.222-22-1 du Code pénal introduit par la loi du 8 février 2010). https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2015/2014448QPC.htm
L’agression sexuelle d’un enfant « par quelqu’un qui l’aime et aurait dû le protéger » est en effet particulièrement douloureuse et odieuse. Comment pourrait-on en rire ? Cela ne pouvait être le dessein de l’auteur du dessin qui fait l’objet de la polémique. Et si les dessins de X.Gorce ne font pas toujours rire, ils n’en sont pas moins précieux, au contraire. Mais bien sûr, nul n’est tenu de les apprécier.
Enfin et surtout, ceux qui critiquent l’attitude pusillanime du Monde ne s’offusquent pas de la critique de ce dessin ! Bien au contraire, c’est leur légitimité à exercer leur propre esprit critique qu’il revendiquent, sans passer par un chaperonnage infligé aux lecteurs !
Plutôt que de fantasmer sur les intentions cachées de la direction du Monde, on peut lire cet intéressant entretien avec Jérôme Fenoglio, publié aujourd’hui par Le Temps:
https://www.letemps.ch/monde/jerome-fenoglio-navons-jamais-lhistoire-monde-donne-place-provocation-gratuite
Contrairement à une position exprimée ci-dessus, selon laquelle il suffirait de lire correctement le dessin de Gorce pour en juger, il apparaît qu’il y a eu des incertitudes au sein même de la rédaction, et que ces ambiguïtés n’ont pas pu être levées par le dessinateur lui-même:
«Nous sommes dans un moment de prise de parole généralisée sur ce terrible sujet qu’est l’inceste. Des paroles douloureuses pour les victimes et leurs proches, ont émergé ces derniers jours. Or la tentative d’ironie du dessin de Xavier Gorce nous est apparue très ambiguë. Je l’ai appelé pour lui en parler avant que nous décidions de publier notre mot d’excuse, sans bien pouvoir comprendre ce qu’il souhaitait en dire. Est-ce une critique du fait que les familles recomposées compliquent la notion d’inceste alors que tout le monde a maintenant bien compris que ce crime repose sur la notion d’abus d’autorité au sein de la famille? Et quid du rapprochement très malencontreux entre l’inceste et la question des parents transgenres?»
Des propos corroborés par Yann Plougastel, rédacteur en chef adjoint des hors-séries du Monde: «En tant que journaliste au Monde, je tiens à rectifier un certain nombre de faits. Les réseaux sociaux ne sont pour rien dans le démarrage de cette affaire. C’est en interne que le dessin de Xavier Gorce a suscité des questions. Après plusieurs réunions, le directeur Jérôme Fenoglio a contacté à plusieurs reprises Xavier Gorce pour qu’il explique son dessin. Il a fourni quatre interprétations différentes au cours de la journée. D’où la décision de publier ensuite des excuses aux lecteurs. Si Xavier Gorce a plus tard annoncé sa démission c’est parce qu’il lui a été demandé de procéder comme Plantu, c’est-à-dire d’envoyer chaque matin plusieurs dessins pour que la rédaction en chef choisisse. Il a refusé cette proposition. Il n’est donc pas très opportun de parler de censure ou de politiquement correct» (via Sylvain Frécon).
Dernière remarque: on ne peut absolument pas se fier aux déclarations publiques de Gorce, qui a menti a plusieurs reprises sur l’interprétation de son dessin ou sur l’absence de communication avec la direction du Monde.
Dans le débat actuel, beaucoup pointent la responsabilité de la direction du Monde. Le Monde est une entreprise avec 1600 employés selon Linkedin. C’est normal qu’un employé fasse une gaffe et que la direction de l’entreprise fasse des excuses. Cela ne mérite pas un débat international (on parle de Gorce aussi en Belgique). Une direction d’entreprise peut aussi mal communiquer. Mais ce qui me hérisse dans les débats sur Gorce, c’est le statut de « saint homme », et donc d’intouchable, donné à tous les dessinateurs de presse. Je suis illustrateur et je connaît des illustrateurs qui sont de grands sages, mais il y a aussi des extrémistes (rares heureusement) et des opportunistes. Et puis personne n’a accusé Gorce, il est parti de sa propre initiative. Gorce n’est pas un Cabu mort sous les balles.
@Rif: Tout à fait d’accord avec le constat qu’on était dans une discussion éditoriale des plus banales – il y avait d’ailleurs eu un précédent en 2018 avec un problème posé par un dessin de Gorce sur les Gilets jaunes (http://imagesociale.fr/6717). Mais en France, le débat apparaît aujourd’hui complètement pollué par les idées popularisées par Charlie hebdo: rôle du dessin comme symbole de la liberté d’expression, toute-puissance de l’humour opposable à toute opinion, immunité totale du dessinateur, héros et martyr de la liberté… C’est évidemment un pur délire, mais on voit à quel point cette vision s’est installée – conduisant à critiquer la décision du Monde plutôt que le dessin malheureux de Gorce…
Pour une fois, je vous trouve un peu décevant, Mr Gunthert. Je comprends que vous puissiez être choqué mais votre manque de clairvoyance est étonnant et c’est bien dommage de la part d’un homme intelligent. Il s’agit d’un dessin humoristique, qu’il suscite le rire ou pas… Bonne soirée.
«Votre manque de clairvoyance est étonnant». En effet. Et qu’est-ce qui, selon vous, expliquerait ce soudain et si exceptionnel manque de clairvoyance? Se pourrait-il que ce soit votre perception de l’inceste que mesure en réalité cet épisode? Une perception désormais anachronique, comme celle de Gorce, qui n’y voit rien dont on ne puisse plaisanter… Bref, vous tournez en rond dans votre cercle vicieux. Pour en sortir, faites l’effort de vous informer.
M. Gunthert :
> Une suggestion comme ça: pour définir un dominant, si vous demandiez aux dominés – qui ont semble-t-il des idées là-dessus?
Bonsoir M. Gunthert,
cet argument est étrange, personne ne dit qu’il faut ignorer le témoignage des victimes ! Mais le témoignage des victimes ne suffit pas, il est un témoignage parmi d’autres, douloureux pour les malheureuses victimes, bien sûr, mais pas plus pertinent pour le dévoilement de la « vérité » que d’autres faits, vous le savez bien (en tant que chercheur).
Il est difficile, en outre, aujourd’hui, de définir et d’opposer de manière binaire comme vous le faites, le dominé au dominant. Prenons un exemple avant de revenir à Weber ou Marx (ce qui n’est jamais mauvais, mais avec la perspective contemporaine nécessaire).
Une propriétaire parisienne d’un appartement à Paris est-elle la « dominante » (économique) de son locataire ? Et quand cette même Parisienne est victime de harcèlement sur son lieu de travail, par un(e) collègue placé(e) plus haut qu’elle dans la hiérarchie, devient-elle une « dominée » ? Et le séjour en Corse de cette « continentale » sur une plage près de Bastia [on li(sai)t il y a peu, sur un quai du port, à la descente du bateau : « Français dehors »] est-il « neutre » (ni le fait, donc, d’une dominée ou d’une dominante « politique ») ? Vous avez compris mon point : nous sommes tous dominés et dominants selon les circonstances, l’heure de la journée et le lieu où nous sommes « pris ». Il est inutile d’essayer de figer (comme vous le faites de manière de plus en plus radicale au fil de vos articles) les humains dans des rôles précis, immuables, desquels ils ne sortiront jamais (je ne parle pas des « irresponsables juridiques » comme les enfants, les malades mentaux, etc. bien sûr, qui doivent être protégés).
Nous n’avons donc pas besoin, plus que ça, de demander leur avis aux « dominés », ils ne sont, pour la manifestation de la vérité (matérielle, judiciaire), je le répète, qu’un maillon (— et puis, pour pousser le curseur, allez demander « des idées là-dessus » aux morts dus à l’écroulement du pont de Gênes, il y a deux ans, par exemple).
Quant aux « rire du dominant », je ne vois pas trop où est ce dernier dans le dessin de Gorce ? Gorce lui-même ? Vous le connaissez ? N’êtes-vous pas plutôt en train d’interpréter ce dessin dans un sens ? Je vous ai expliqué que ce dessin pouvait avoir plusieurs lectures. Ces autres lectures peuvent-elles être accueillies par le Monde ? Et plus fondamentalement encore : le dessin de M. Gorce poussera-t-il un seul lecteur du Monde (ou de sa lettre hebdomadaire) à devenir incestueux ? Les incestueux ont-ils un allié objectif en la personne de M. Gorce ? En bref, le dessin de M. Gorce est-il un « pousse-au-crime » ? Ou même un « pousse-au-climat-du-crime » ? Prenez-garde à l’argument « de la pente glissante » dénoncé naguère par M. Ruben Ogien (il me manque, celui-là).
Pour terminer : le Monde a-t-il un problème avec les ricaneurs ? Avec le ricanement en général ? Hervé Le Tellier et François Morel vont dans le sens de mes posts (pardon d’aller chercher du renfort sous forme de « name-dropping »), ici pour François Morel :
https://www.franceinter.fr/emissions/le-billet-de-francois-morel
En bref, ci-dessus, « caricature et nuance sont deux entités qui ne s’apprécient pas » (mais nous avons besoin des deux — ne me faites pas le coup « oui aux bonnes caricatures, non aux mauvaises, oui à celles qui dénoncent les dominants, non à celles qui se moquent des dominés », j’y ai répondu supra).
Ci-dessous, vers 22:20, vous entendrez Hervé Le Tellier parler de manière rationnelle et bienveillante du dessin de M. Gorce (c’est notre dernier Goncourt, tout de même !-)
https://www.franceinter.fr/emissions/le-13-14/le-13-14-22-janvier-2021
Son propos : nous avons besoin de mots, phrases, dessins qui nous choquent, nous, lecteurs (adultes et vaccinés — ou pas).
Bon j’arrête, ça fait 48 minutes que je tape d’un index tordu par l’arthrose le clavier d’un smartphone pourri.
https://xkcd.com/386/
Amitiés,
É.
Bonsoir M. Gunthert,
j’ai répondu à votre argument « allez demander aux dominés ce qu’ils pensent des dominants » dans mon post précédent.
Je vous propose le point de vue de Chappatte, paru dans Libération il y a deux jours, point de vue dont j’aimerais que vous me disiez quel quart de demi-virgule il faudrait retirer.
Amitiés,
É.
—————————————
Patrick Chappatte : «Si on ne veut plus d’aspérités, oublions le dessin de presse»
Par Simon Blin — Libé, le 22 janvier 2021 à 17:33
Pour le dessinateur suisse, le départ de Xavier Gorce du «Monde», après que le quotidien s’est excusé pour un dessin sur l’inceste jugé inapproprié, est symptomatique d’«un air du temps» qui privilégie l’excuse à l’explication et la mise en perspective du travail satirique.
Caricaturiste et bédéiste-reporter, Patrick Chappatte a travaillé pour l’édition internationale du New York Times qui a mis fin à son contrat avec le choix du quotidien d’arrêter les caricatures en 2019. Décision prise après un tollé provoqué par la publication d’une caricature de Donald Trump et Benyamin Nétanyahou jugée antisémite. Le dessinateur et auteur de Au cœur de la vague (Les Arènes, 2020), qui collabore au Canard Enchaîné en France, au Der Spiegel en Allemagne, au Boston Globe aux Etats-Unis, au Temps en Suisse ou encore au quotidien germanophone zurichois classé à droite Neue Zürcher Zeitung, estime que les médias doivent garder leur sang-froid devant les réseaux sociaux.
> Quel est votre sentiment sur le départ de Xavier Gorce du Monde ?
… Tout d’abord, la relation entre un dessinateur et le titre de presse est un va-et-vient éditorial, dans lequel il y a une part d’échange. Ce n’est pas une relation en opposition. Il est tout à fait normal que la rédaction ait un regard sur ce qu’elle publie, c’est le droit d’un journal de publier ou ne pas publier tel ou tel dessin. Cela fait partie du deal. La relation entre Xavier Gorce et le Monde a tout de même duré dix-huit ans. C’est un dessinateur très doué avec son univers unique, celui de ces manchots diserts – un monde qui paradoxalement le mettait à l’abri de bien des polémiques sur la manière de représenter l’autre en caricature. Le grand atout de son pingouin, c’est qu’on ne sait jamais si c’est un homme, une femme, un blanc ou un noir. Xavier Gorce a ses fans et ses détracteurs, et c’est plutôt sain : il n’est pas mou, il fait réagir. C’est la définition que l’on pourrait donner d’un bon dessinateur ou d’une bonne dessinatrice. Cette fin abrupte de sa collaboration avec le Monde, c’est dommage.
> Le dessin en question est toujours en ligne et Xavier Gorce a décidé de partir de sa propre initiative…
… Oui c’est vrai, mais cette affaire dit beaucoup de l’air du temps, et de la manière dont on tend à gérer les crises par l’excuse. En s’excusant, au lieu de faire un travail d’explication et de mise en perspective – qui est le travail des médias – on ne fait qu’attiser le pour et le contre. Cette volonté immédiate de lissage et d’arrondissement des angles face à la rugosité du débat pose problème. L’affaire du New York Times en 2019 a créé un précédent qui est le reflet de notre époque. Le journal américain a éliminé le sujet en éliminant le dessin de presse de ses pages. Mais on ne résout pas un problème en le mettant de côté, et en battant sa coulpe. Pour revenir au Monde, il est dommage que le premier réflexe soit de s’excuser sans associer l’auteur du dessin, ce qui le laisse en rase campagne. Cette gestion de crise par la pénitence, c’est une tendance qui touche, au-delà des médias, toutes les institutions, privées ou publiques, les entreprises ou les administrations. Quand on commence par tracer pour soi-même une ligne rouge, au lieu de dénouer les problématiques, on risque de se mettre dans une impasse et de compliquer les choses à l’avenir.
> Ne touche-t-on pas là un paradoxe en invitant le regard et le ton décalé d’un dessinateur tout en s’arrogeant le droit de s’en excuser publiquement ?
… On ne peut pas célébrer la liberté de ton du dessinateur de presse tout en lui demandant de signer la charte morale et éthique de l’époque. Va-t-on dresser une liste de ce qui relève du bon et du mauvais goût ? Il n’y a rien de plus ennuyeux que d’être dans prédictibilité et de ne plus pouvoir détonner. En fin de compte, faire la part de la provocation bienvenue propre à la satire et de l’offense gratuite, c’est une question de professionnalisme. Lorsqu’il se lève le matin, le dessinateur ou la dessinatrice n’a pas l’intention d’insulter ou de blesser quelqu’un. Tout professionnel a un compas moral et une éthique, qu’il met en balance avec sa liberté de ton. Mais le rôle du dessin, c’est aussi de jouer avec certaines limites, de touiller là où l’époque est sensible.
> Comprenez-vous tout de même l’agacement face au choix d’un dessin de tourner en dérision la parole des victimes de l’inceste au moment même où celle-ci se libère, qui plus est dans un journal comme le Monde ?
… D’abord je ne crois pas que ce dessin spécifique voulait tourner en dérision la parole des victimes. Mais j’entends cet argument général : le dessin de presse serait censé s’attaquer aux puissants, et pas humilier les plus faibles. Or il est un peu creux. En France, brocarder Macron ou s’attaquer aux capitaines d’industries, on le fait tous les jours. Ce n’est pas risqué, contrairement à d’autres pays dans le monde où le dessin satirique est sévèrement réprimé. Il est aujourd’hui plus compliqué de faire un dessin un peu provoc sur l’identité de genre que de s’attaquer au pouvoir. Le problème est qu’on confond le fait de se sentir touché, voire heurté par un dessin, avec celui d’être blessé personnellement, ou profondément remis en cause dans son identité. Cela est symptomatique d’une culture du moment caractérisée par les débats autour de la «cancel culture» et les nouvelles formes d’affirmation identitaire, dans laquelle la gauche s’entre-dévore – pendant que les vrais réacs en face rigolent. Car cette culture de la susceptibilité, qui s’est développée dans la gauche américaine, mais qui est aussi très générationnelle, oublie qu’un dessin de presse, une blague, une opinion, ça n’est pas une voie de fait. Ça fait partie de l’aspérité du débat des idées. Si on ne veut plus d’aspérités, oublions le dessin de presse.
>Les journaux craignent-ils trop les réseaux sociaux ?
…Les réseaux sociaux sont le porte-voix de cette culture de la blessure qui appelle très souvent à faire taire l’emmerdeur. Force est de constater que les médias sociaux intimident les médias traditionnels. Or ces derniers doivent garder leur sang-froid. On attend d’eux qu’ils ne se laissent pas emporter d’un côté ou de l’autre d’une controverse émanant de Twitter. Face à ces phénomènes, la réponse c’est l’explication, la réflexion et la mise en perspective. Dans le cas de Xavier Gorce et du Monde, on a raté cette chance.
Simon Blin (Libération)
—————————————
Looooooooool. Tellement jouissif de voir des gros blancs éduqués s’écharper sur des détails. Ce blog est vraiment drôle. Clap clap, j’applaudis !
Sinon, d’ac avec André. Et pourtant c’est pas faute d’être devenu réac, comme tout le monde… mais bon. Le dessin est rance, à côté de la plaque, bête et pas drôle (indéfendable).
Heureusement, pour rigoler, qu’on a vos énervements civilisés !
Merci les gars.
Salut tout le monde, et merci monsieur Gunthert pour votre blog qui nous aide à réfléchir sur notre monde.
Bon, je vais ne pas passer par 4 chemins : je fais plutôt parti des gens dont le départ de Gorce ont attristé… et questionné.
Non, je n’appréciais pas ses dessins et non je n’apprécie pas CE dessin, qui ne m’a pas fait rire quelle qu’en soit l’interprétation.
Mais ce n’est pas la question
Je me retrouve dans l’analyse de Patrick Chappatte présentée au-dessus. J’ai confiance dans les capacités d’interprétation des lecteurs.trices : nous avons une coresponsabilité avec le dessinateur (et son message) dans l’interprétation de l’œuvre. Pour des dessins ambigües avec plusieurs inter-prétations possibles comme celui-ci, il s’agit d’une des forces du dessin de déranger, interroger, avec plusieurs lectures différentes (je précise : cela ne veut pas dire que l’artiste n’a AUCUNE res-ponsabilité, mais que dans le cas d’œuvres où il existe un doute, je laisse l’interprétation aux lec-teurs).
Une bonne œuvre/dessin peut-être très dérangeante et « borderline », mais je préfère cela à un des-sin « plat » et chiant à mourir car on aurait voulu offenser personne.
Quand dans « Once Upon a Time » Tarantino permet à son Brad Pitt, personnage machiste et dé-testable, de tuer sa femme car il l’emmerdait ; cela va totalement contre l’aire du temps mais c’est bien amené, drôle, inattendu et on peut le voir juste comme une déconade.
Toute l’œuvre à ses niveaux d’interprétation ; nous n’avons pas à nous excuser (ou alors on ne pu-blie pas au départ) et il est essentiel de conserver des gens dans la presse qui ne correspondent pas à nos idées ou nos valeurs…. Car ils servent justement à cela !
PS: Gunthert, je trouve dommage que vous puissiez présenter des arguments (comme ci-dessus) du type « renseignez-vous ». Je pense pas que tout le monde ici est le même temps disponible pour aller se documenter sur l’ensemble des entretiens/information sur cette affaire. De plus, même après avoir regardé les liens que vous avez postés… Je reste non convaincu. Il s’agit donc aussi d’une question de point de vue.
Finissons janvier avec un lien vers mon blog perso (pardon) où j’ai reproduit un bref papier du Canard enchaîné consacré à « l’affaire Gorce ».
https://cinquantesignes.blogspot.com/2021/01/pingouins-et-canard.html?m=1
@Éric Angelini: Le cas Gorce a le mérite de poser très clairement les problèmes de la domination, et de dévoiler le caractère artificiel des faux-débats qui l’accompagnent. Nos positions respectives sont à l’opposé, sans moyen terme possible. Je vous répondrai donc, non pour vous convaincre, car vos convictions semblent bien arrêtées, mais en espérant que ma critique de votre argumentation trouvera une oreille attentive auprès d’autres lecteurs de ce blog, qui cherchent à comprendre de quoi il retourne.
Votre façon de relativiser la domination est exemplaire. A vous entendre, «le témoignage des victimes ne suffit pas, il est un témoignage parmi d’autres». On suppose que l’autre témoignage dont vous estimez nécessaire de tenir compte est celui des bourreaux. Jean-Luc Godard, dans une formule restée célèbre, se moquait du relativisme médiatique: «Cinq minutes pour les victimes, cinq minutes pour les bourreaux». Pourtant, dans votre cas, même cette fausse équité paraît un horizon enviable. Car votre empathie semble des plus limitées. Entre l’enfant victime d’inceste, la femme victime de viol, le racisé victime de violences policières et la «propriétaire parisienne», vous n’hésitez pas. Et votre conclusion s’impose: «nous sommes tous dominés et dominants selon les circonstances». Une conclusion évidemment bien pratique pour éviter de parler des violences – qui n’apparaissent jamais dans votre commentaire. Or, s’il n’existe pas de violences policières, comme le répète contre toute vraisemblance le chef de l’Etat, donneur d’ordre et premier responsable de ces brutalités, les victimes de ces violences, elles, existent bel et bien. Les morts, les éborgnés, les amputés punis pour avoir exercé leur droit à manifester sont-ils des dominants alternatifs? Leurs blessures sont-elles relativistes, simultanément présentes et absentes, comme le chat de Schrödinger? Ou bien ces blessés ne sont-ils pas simplement des victimes bien réelles de la répression, sans aucun effet relativiste susceptible de ressusciter les morts ou de faire réapparaître les yeux ou les mains? On voit bien que votre argumentation abstraite n’a pour seul objectif que de glisser le problème sous le tapis, et de minimiser ou d’invisibiliser le témoignage des victimes.
D’une certaine façon, on peut comprendre cet aveuglement volontaire. La société n’a pas envie d’être confrontée aux violences qu’elle suscite, et fait depuis des siècles des efforts considérables pour s’épargner cette confrontation. Désormais, la voix des dominés et des victimes se fait entendre plus fortement – et suscite immanquablement la résistance de ceux qui ne souhaitent pas affronter la vision inconfortable de ces maux. C’est pourquoi il est particulièrement important d’écouter avec attention le témoignage de ces souffrances. Celui-ci apporte une information irremplaçable par le récit d’une expérience par définition oblitérée et soumise au silence, tels ceux de de Vanessa Springora sur Matzneff ou de Camille Kouchner sur Duhamel, qui émergent après des décennies de dissimulation – et dont on peut observer qu’ils n’atteignent les bourreaux qu’à la toute fin de leur vie, après une carrière glorieuse, préservée par l’omerta, autrement dit la complicité de nombreux soutiens qui ont activement participé à la dissimulation des crimes.
Dans la discussion sur le dessin de Gorce, ce qui est finalement le plus frappant, c’est la méthode appliquée par ses défenseurs, qui consiste à passer systématiquement du fond à la forme, de l’inceste à l’accusation de censure ou à la remise en cause supposée de la liberté d’expression. Selon le principe de la dénonciation de la «cancel culture» (version policée de la plainte réactionnaire du « on ne peut plus rien dire »), il s’agit de substituer à un premier mouvement d’indignation, qui réagit à des faits effectifs, une indignation seconde, portant sur des principes – de façon à surimposer au premier débat une controverse de nature supérieure, qui délégitime la première, brouille les cartes, et impose aux participants de prendre position sur cet autre terrain. Quel que soit mon estime pour des personnalités comme François Morel (accessoirement membre fondateur du Printemps républicain) ou Patrick Chappatte, je dois constater qu’ils participent à ce déplacement des enjeux, qui a pour effet de dévaloriser la question de l’inceste – qui disparaît sous la défense de la liberté d’expression contre les méchants cancelculturistes (on tremble).
L’interview de Chappatte montre qu’il est sensible à cette argumentation révisionniste, dont le mécanisme est très précisément la substitution des questions des dominants à celles des dominés. Je regrette pour lui qu’il ne comprenne pas le caractère fallacieux de cette construction – comme si ce qui était en cause était la place du dessin ou la liberté du caricaturiste, ce qui est à l’évidence un faux débat. L’affaire Gorce (qui publie désormais ses dessins dans L’Express et dans Le Point) n’a rien à voir ni de près ni de loin avec la censure, la liberté d’expression, la « cancel culture », la « culture de l’excuse », la repentance et autres fadaises, toutes convoquées dans le seul but de faire taire la critique (plutôt que lui répondre). Mais je comprends que cette tentative de diversion rencontre l’approbation de tous ceux qui n’ont pas envie d’ouvrir les yeux. En appeler toujours et encore à la mémoire des martyrs de Charlie, comme le fait l’article du Canard que vous invoquez (franchement, quel rapport???), chaque fois qu’on évoque le dessin de presse, devrait cependant alerter les lecteurs de bonne foi sur l’hypocrisie de cette indignation surjouée, dont l’objectif est de faire oublier le caractère révoltant de la relativisation de l’inceste.
Comme ça doit être confortable d’opérer des classifications en mode binaire : bien/pas bien ; gauche/droite ; dominé/dominant ! En avant, marche, 1-2, 1-2.. Décidément, ce billet de blog est surprenant de votre part M.Gunthert… Le dessin ? Eh bien, c’est simple ! Pour « délégitimer le débat » sur le crime d’inceste et la voix trop longtemps étouffée des victimes, « brouiller les cartes »… les participants sont sommés de prendre position sur « le fond », le vrai, celui décrété par Gunthert, fort de son magistère frappé du sceau d’infaillibilité, en l’occurrence l’inceste. Bref, sur l’espace de liberté du caricaturiste, le libre arbitre des lecteurs et leur capacité à exercer des choix, en somme, sur la liberté d’expression, c’est « circulez, il n’y a rien à voir » et concentrez-vous sur l’inceste qui fait rire les bourreaux, et tous les dominants adeptes du « relativisme médiatique ». Diantre !
Ainsi, les défenseurs de la liberté d’expression ont de bien mauvaises manières (Brassens) , ou des facultés de compréhension limitées (Chappatte ? bigre…) en surjouant une indignation dont le seul but est de faire oublier le rire du dominant, titre d’un billet accrocheur (bravo pour la forme) mais peu convaincant sur l’autre fond (l’autre front ?) « la capacité de notre société contemporaine à tolérer l’ironie » : Nathalie Heinich, sociologue, ch. rech. CNRS sur France Culture : Liberté d’expression « Ce n’est pas parce qu’on est indigné que l’on a raison »
erratum :
il fallait lire « Accusés de délégitimer…etc » et non « Pour délégitimer… »
Désolé, je ne vais pas troller « votre »débat M.Gunthert et vous êtes parfaitement légitime à défendre votre interprétation, souvent très pertinente et appréciée, même si cette fois, le débat qu’elle a suscité a été mal engagé… Pour ma part, ce sera tout. Merci quand même.
@Gilles Granger: Comme quoi, mon analyse n’est pas si mauvaise – merci de la confirmer. Nathalie Heinich, une collègue de mon labo, le Centre de recherches sur les arts et le langage, est une activiste membre du groupe Vigilance universités, collectif dédié à la dénonciation des études décoloniales, de la « cancel culture » et de l’intersectionnalité, à l’origine de la plupart des tribunes récentes qui font régner un climat de chasse aux sorcières à l’université. Nathalie Heinich a notamment cosigné l’appel à la dénonciation des chercheurs taxés d’«islamo-gauchisme». Bref, des gens charmants…
Le sujet Gorce est un sujet clivant, et je n’ai rien contre le fait de ferrailler. Encore faut-il le faire avec quelques arguments. Au-delà du recours à des autorités (Chappatte, Heinich…) ou à des formules creuses, caractérisées par la montée en généralité (« cancel culture », « culture de l’excuse », etc.), j’aimerais que mes contradicteurs arrivent à montrer quelle a été exactement, dans ce cas, la nature de la censure ou de l’atteinte à la liberté d’expression dont aurait souffert Xavier Gorce – qui vient de répondre publiquement à la rédaction du Monde par un nouveau dessin dans Le Point:
https://twitter.com/annetestuz/status/1354845420904722434
Les commentaires sont fermés.