(Fisheye #54) Chacun connaît l’image de la petite vietnamienne fuyant, nue, la bouche ouverte sur un cri de douleur, un bombardement au napalm. Cinquante ans après la prise de vue par Nick Ut, le 8 juin 1972, celle qui ne veut plus être la «napalm girl», héroïne malgré elle d’une des plus célèbres icônes mondiales, a livré au New York Times un précieux témoignage1.
Rares sont les prises de parole des anonymes pris dans les filets du photojournalisme. Derrière l’exhibition qui transforme une personne en symbole d’un drame, on s’aperçoit que plusieurs de ces témoins involontaires ont récusé cette exposition non souhaitée – comme «l’afghane aux yeux verts» (Steve McCurry, 1984), qui expliquera sa colère à l’égard du photographe, ou la bien mal nommée «madone de Bentalha» (Hocine Zaourar, 1996), qui a porté plainte en diffamation pour cette dénomination fantasmatique.
Plutôt qu’une nouvelle interview, Phan Thị Kim Phúc a cette fois rédigé seule le texte commémorant l’événement. Cette reprise en main du récit en modifie sensiblement la trame. Celle qui s’est longtemps présentée comme une survivante, incarnation de la résilience et du pardon, met cette fois en balance sa souffrance de grande brûlée à l’épreuve de l’exposition médiatique. Certes, elle rend encore une fois hommage au photographe qui, après avoir saisi la scène, lui a sauvé la vie en la conduisant à l’hôpital de Cu Chi. Mais elle avoue aussi l’avoir souvent haï, tout comme elle a maintes fois exécré l’image qui a transformé sa vie.
«J’étais une petite fille. Pourquoi suis-je nue? Pourquoi a-t-il pris cette photo? Pourquoi mes parents ne m’ont-ils pas protégée? Pourquoi a-t-on publié cette image? Pourquoi suis-je la seule enfant à être nue, alors que mes frères et mes cousins ont encore leurs vêtements?» Intacte, l’interrogation hante celle qui a été tout à la fois victime de la guerre, et victime de l’image.
La focalisation de l’attention médiatique sur son seul personnage, au détriment des autres protagonistes du drame, est un puissant révélateur des mécanismes d’allégorisation qui orientent la lecture du document photographique. Sa nudité de petite fille et ses bras en croix ont fait de Phan Thị Kim Phúc une victime absolue: le prototype de la dénonciation de l’horreur de la guerre. Cette lecture s’installe dès 1983 dans le Vietnam communiste qui revisite son histoire et impose à la jeune femme son rôle de symbole vivant.
Mais pour celle qui souffre encore de ses blessures, c’est la honte de cette nudité involontaire qui persiste, constamment ravivée par le succès de l’image. Si l’on ne trouve pas trace dans son récit de la légende qui voudrait que la photo ait contribué à arrêter la guerre, Kim Phúc révèle en revanche la malédiction d’incarner un moment de l’Histoire, figé pour l’éternité dans l’arrêt sur image photographique. Après s’être prêtée à d’innombrables interviews et avoir croisé des chefs d’Etat avides de trouver une signification à son destin, la fille de la photo revendique de pouvoir prendre ses distances avec le cliché. «Nous ne sommes pas des symboles. Nous sommes des êtres humains», dit-elle.
Loin de se laisser enfermer dans l’image, la femme d’aujourd’hui entretient un rapport de vive intelligence avec ses significations, et tente d’utiliser à bon escient son rôle d’icône de paix. Rapprochant la vision des atrocités du conflit vietnamien de celle de la guerre d’Ukraine ou encore de la fusillade d’Uvalde (Texas), Kim Phúc insiste sur la nécessité de se confronter aux images de violence: «Il est plus facile de se cacher les réalités de la guerre si nous n’en voyons pas les conséquences».
Un demi-siècle plus tard, après un long processus de réappropriation, la fille de la photo s’est réconciliée avec son exposition forcée. «Aujourd’hui, je suis reconnaissante du pouvoir de cette image de moi à neuf ans, comme je le suis du chemin que j’ai parcouru. L’horreur dont je me souviens à peine est devenue universelle. Je suis fière d’être devenue un symbole de paix. Il m’a fallu beaucoup de temps pour l’accepter en tant que personne.» Il fallait sans doute à Kim Phúc une personnalité hors du commun pour se montrer digne de la destinée prescrite par l’icône.
Lire également sur ce blog
- La peur dans les yeux, 14/03/2020.
- La photographie, théâtre de la dépossession? 18/11/2020.
- La matrice du Vietnam et le photojournalisme, 9/01/2018.
- Phan Thị Kim Phúc, «It’s been 50 years. I’m not “napalm girl” anymore», New York Times, 6 juin 2022. [↩]
3 réflexions au sujet de « L’icône émancipée »
Phan Thị Kim Phúc est en photo de partout, accompagnée par bien des sommités du monde… et des photos qui se vendent bien cher… Sans minimiser ses engagements, force est de constater qu’elle a surtout permis aux américains de masquer leurs méfaits en montrant la « grande humanité » qu’ils sont capables d’afficher pour faire oublier le reste.
50 ans après, plus de 2 millions de vietnamiens souffrent encore aujourd’hui, dans leurs gènes de cette guerre impérialiste. Phan Thị Kim Phúc à choisi l’Amérique pour la suite de son histoire, tant mieux pour elle.
La récupération-communication, dont elle est l’objet et à laquelle elle se prête volontiers, n’est que la poursuite sous une autre forme de cet épisode.
Les enfants de la dioxine
http://jeanpaulachard.com/albums/Vietnam/EnfantsDeLaDioxine.html
Je pense que cette lecture est réductrice. D’une part parce que Phan Thị Kim Phúc est elle-même une victime de la guerre (qui souffre aujourd’hui encore de ses graves brûlures), et une victime de l’instrumentalisation de cette image par diverses entreprises propagandistes. N’oublions pas que la première d’entre elles est celle du Vietnam communiste, à partir de 1983 (Kim Phuc a alors 20 ans). Kim Phuc choisira de se soustraire à cette emprise en 1994 en demandant l’asile au Canada, et non aux Etats-Unis.
En second lieu, parce qu’on ne peut pas affirmer que la fameuse photographie a témoigné en faveur des Américains. Elle a au contraire longtemps été considérée comme un message antimilitariste, aussi bien par les organisations militantes de gauche que par les conservateurs US, et reste aujourd’hui en emblème de la dénonciation du conflit vietnamien.
Il ne doit pas être facile de se retrouver, sans l’avoir décidé, au milieu de ces enjeux historiques et géopolitiques démesurés. Par rapport à ces contraintes, on peut considérer que les choix de Kim Phuc ont été dictés par la dignité et la raison – ce que montre encore sa prise de position ferme contre les fusillades aux Etats-Unis.
C’est troublant qu’il faille tant d’années pour venir à bout d’une photographie prise sans la permission de la personne, pour la dompter, pour liquider sa virulence, le poison dont elle est porteuse, et l’intégrer de manière apaisée dans la culture. Nous réfléchissons si peu lorsque nous prenons des photos !
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