J’ai proposé cette année deux séminaires articulés: “Initiation à l’étude de la culture visuelle” et “Les usages ordinaires des images”. Le premier était voué à construire une approche globale des images, dans le cadre des industries culturelles de la période contemporaine, le second consacré à son application à travers diverses études de cas. Cet examen a également été prolongé par plusieurs relevés publiés en cours d’année sur mon nouveau carnet de recherches L’image sociale, ouvert en octobre 2014. Ce dispositif sera reconduit en 2015-2016.
Le séminaire “Initiation à l’étude de la culture visuelle” a permis de redéfinir une approche cohérente des formes visuelles contemporaines, en développant cinq points principaux. 1) Contrairement à la valorisation des images que produisent volontiers les approches spécialisées, il faut constater que la culture occidentale octroie à la production iconographique une forme de secondarité par rapport à la production du discours, à travers l’opposition de la séduction, de l’émotion ou de l’illusion avec la rationalité ou la positivité. Cette secondarité ne doit pas être évacuée, mais au contraire considérée comme une donnée de base d’une analyse de l’image dans ses contextes d’usage. 2) En second lieu, l’antithèse empruntée à Louis Marin de la transparence et de l’opacité de l’image, considérées non comme des propriétés mais comme deux manières symétriques d’approcher les formes visuelles (l’opacification consistant à percevoir les caractères construits de l’image, autrement dit à voir une image comme une image), a permis de définir le rapport fondamental à l’image comme celui de la construction de la transparence. Dans les conditions de ses usages ordinaires, une image est pensée comme essentiellement référentielle, et n’est par conséquent pas identifiée comme un dispositif.
3) En reprenant notamment les analyses d’Ernst Gombrich, un point essentiel consiste à reconnaître que la non-hiérarchisation de l’information des formes visuelles et l’ambiguïté qu’elle favorise fait de l’exercice interprétatif la dimension fondamentale du rapport à l’image. Cette caractéristique qui fait de l’image une forme sociale par excellence ôte toute objectivité à sa lecture, qui doit être définie comme un travail projectif par associations, à la manière exemplifiée par le punctum de Barthes, exercice d’interprétation sauvage. 4) En conséquence, l’herméneutique des formes visuelles proposée par l’histoire de l’art doit céder la place à une analyse au second degré des commentaires ou des effets de réception constatés des formes visuelles, seule susceptible de restituer une objectivité à l’analyse (voir par exemple “Les images ‘iconiques’ du 11 janvier, un monument involontaire ?”). Une image non documentée n’est pas analysable.
5) La grille d’analyse principale développée à partir de ces divers constats a été celle des imageries narratives (voir “Comment lisons-nous les images? Les imageries narratives”). Examinant les logiques interprétatives du visuel à l’œuvre dans la culture populaire, il s’agit de reconnaître comme un outil heuristique le processus de formation de groupes iconographiques, sur le modèle de l’identité narrative proposé par Paul Ricœur1. Ensembles dynamiques générés par le succès commercial d’une représentation, ces imageries se caractérisent par une productivité identifiée comme un signal social, un effet de norme. Leur association en contexte avec des signifiés ou un récit implicite les distinguent des circulations des motifs graphiques, et permettent de les employer comme clé de lecture d’images isolées. Les fameuses images «qui valent mille mots», caricatures de presse, publicités ou photographies de reportage iconiques, sont autant d’exemples de ce mode interprétatif par corrélation avec l’imagerie correspondante. L’itération constitue le prototype en source, et substitue à la référence externe à laquelle est supposée renvoyer l’image un principe d’autoréférentialité iconique qui autonomise son sujet. La capacité des imageries narratives à imposer leur propre registre de significations peut contribuer à éclairer des élaborations comme les Mythologies de Roland Barthes ou La Société du spectacle de Guy Debord, qui ont pour point commun de cibler la production visuelle des industries culturelles, en soulignant le caractère omniprésent de représentations issues du marché, mais aussi leur cohérence idéologique.
Le séminaire “Les usages ordinaires des images” s’est ouvert avec l’analyse de la controverse du selfie. L’application de la sociologie des controverses2 a permis de dégager une approche qui dépasse le modèle de la panique morale, en privilégiant l’aspect dynamique d’un phénomène historique et sa construction balancée dans un espace social qui intègre la réponse des pratiques à la condamnation médiatique, et simultanément de préciser les aspects de la controverse en régime culturel, caractérisés par une asymétrie de l’énonciation. Une présentation complète du cas a été proposée lors du premier colloque européen consacré au selfie, à l’université de Marburg (voir “La consécration du selfie. Une histoire culturelle”).
Le modèle des imageries narratives a notamment été testé sur les constructions de l’imagerie du smartphone comme figure de l’absorbement (voir “Absorbement, smartphone et caricature”) ou celle du voile comme figure de l’exclusion (voir “Désigner la dissimulation, figure de l’islamophobie”). A la manière d’une campagne publicitaire, des problématiques contemporaines se distinguent par un recours à l’image, effectué pour sa propriété supposée de transparence, autrement dit sa fonction de naturalisation d’une représentation, alors même que le réseau de figures constitutif de l’imagerie se caractérise par sa dimension symbolique ou allégorique. Une analyse de la polémique ayant accueilli le clip des Enfoirés a permis de proposer un principe d’“aura” susceptible d’expliquer le mécanisme de recontextualisation de l’interprétation (voir “Incarner l’affrontement, sémiotique du fiasco des Enfoirés”).
Dans le cadre d’un projet d’étude de l’usage des images dans l’espace domestique initié par Gil Bartholeyns et Pierre-Olivier Dittmar, j’ai également proposé l’examen des compositions spontanées qui occupent les portes de frigo, dénommées frigographies. A partir d’un échantillon de compositions réunies auprès d’étudiants et de correspondants de ma page Facebook, couplé à une analyse rétrospective de la présence des frigographies dans les films et les séries télévisées des années 1990-2000, les constats préalables à l’enquête montrent une articulation de deux univers visuels généralement pensés de manière séparée: le monde des industries culturelles (référence externe) et celui de l’autoproduction expressive (référence interne). Les frigographies se présentent comme des espaces de combinaison de divers registres, notamment utilitaire et identitaire, mais aussi comme espaces d’articulation du monde intérieur et du monde extérieur, de l’éphémère et du durable, par l’intermédiaire d’un dispositif plastique et évolutif, propice à l’appropriation. En appliquant ici aussi le modèle de l’identité narrative, ou construction de fait par agrégation d’informations successives, on voit se dégager l’idée de pratiques semi-expressives, où l’accumulation de formes expressives et utilitaires finit par produire un effet de signature à l’échelle d’un foyer, sans avoir nécessairement été pensé comme tel. Cette enquête se poursuivra en 2015-2016.
Le séminaire a accueilli les interventions de Fatima Aziz, Clara Bastid, Jonathan Larcher et Matylda Szewczyk (université de Varsovie).
- Johann Michel, “Narrativité, narration, narratologie. Du concept ricœurien d’identité narrative aux sciences sociales”, Revue européenne des sciences sociales, XLI-125, 2003, p. 125-142. [↩]
- Cyril Lemieux, “À quoi sert l’analyse des controverses?”, Mil neuf cent, 2007/1, n° 25, p. 191-212. [↩]
4 réflexions au sujet de « Comptes rendus des séminaires 2014-2015 »
Merci beaucoup pour cette année qui fut très enrichissante du point de vue méthodologique et théorique. J’ai trouvé l’articulation entre la culture visuelle et les usages ordinaires des images et pas que de la photo très intéressante pour mes propres recherches sur les objets visuels populaires. Le blog et la page Facebook ont été des espaces précieux pour te suivre et prolonger les discussions. Bon été et vivement la rentrée!!!
Et à propos de frigographie, dans le film « Casa Grande » (Felipe barbosa, 2014) une scène dans la cuisine fait découvrir un rangement méticuleux de magnets d’un côté de vagues tracts ou flyer ou autres de l’autre -frigo américain avec broyeur de glaces)
Merci ! Le blog reste ouvert tout l’été !
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