(Chronique Fisheye #24) Nul mieux que le chercheur en sciences de l’information Olivier Ertzscheid n’a restitué, sur son blog Affordance.info, l’insoutenable violence de la découverte, au détour d’un tweet, de l’image des enfants syriens agonisants, après l’attaque au gaz de Khan Cheikhoun. Rapproché de la vision d’autres enfants, morts par noyade, en 2015, peu avant la publication des photographies du petit Aylan, ce choc n’a rien de fortuit. Il traduit l’intense activité de production documentaire qui anime aujourd’hui les réseaux militants au sein du conflit syrien, mais aussi la proximité nouvelle du public occidental avec ces sources autoproduites, propulsées sur les médias sociaux par le moteur de l’indignation et de la colère.
Nul être humain ne peut accepter le spectacle de l’innocence martyrisée. Une photo d’enfant victime n’est jamais un document neutre, un support d’information: c’est une image que notre regard transforme immédiatement en symbole de l’échec et de l’intolérable. Fut-ce sous la forme bénigne d’un retweet, sa diffusion est donc toujours un signe de mobilisation et de révolte, une condamnation morale des actes qui ont conduit à cette extrémité.
Il n’y a pas que des enfants qui meurent dans les guerres ou les catastrophes. Mais le choix de ces images qui nous mettent collectivement en accusation est celui d’une figure narrative particulièrement douloureuse, qui justifie de montrer ce que l’on sait insupportable. Tel est bien le ressort qui amène les premiers concernés, les forces rebelles au régime, à produire et à diffuser ces avertissements, comme un message de désespoir et un appel à l’aide.
La viralité qu’acquièrent spontanément ces messages sur les réseaux numériques nous confronte à un monde de l’information de plus en plus divisé. Du côté des médias traditionnels, les règles de la décence et la prudence commerciale ménagent le public, protégé d’une exhibition trop éprouvante de la souffrance. Du côté des médias sociaux, le témoignage affligé d’Olivier Ertzscheid montre au contraire combien ses usagers s’y trouvent exposés sans filtre aux répercussions les plus brutales de l’actualité.
Un contraste paradoxal, car l’information circule plus vite et de manière plus abrupte sur les canaux les moins adaptés à sa diffusion, quand les outils de traitement spécialisé ne font bien souvent que confirmer a posteriori une version édulcorée de ce que le public a découvert en ligne.
C’est la conscience de cette contradiction qui a poussé certains journaux à franchir le pas, en septembre 2015, de la publication des photos du petit Aylan, qui avaient déjà acquis le statut d’icône sur la toile. A un moment où la sensibilité du public impose de manipuler avec précaution l’image des victimes, l’atténuation apportée par le masquage du visage a largement contribué à leur allégorisation.
Deux ans après, seul le journal Libération ose afficher en Une les visages à découvert des enfants de Khan Cheikhoun, image extraite d’une vidéo de témoignage militant, devenue elle aussi en quelques heures un nouveau symbole de l’horreur. Un inhabituel making-off rédigé par Johan Hufnagel, directeur des éditions, retrace les interrogations suscitées par un choix qui a fait polémique. A juste titre, car la question du respect des victimes s’est posée dès le départ au sein de la rédaction, de même que celle de l’évocation confusément picturale des corps dénudés.
Mais le contexte est ici bien différent de l’imagerie des catastrophes. Face à un régime qui nie le caractère criminel des attaques et à la résignation de la communauté internationale, ce sont les victimes du conflit elles-mêmes qui souhaitent la diffusion des images les plus violentes. La rédaction de Libération a donc fait le choix d’approuver une icône militante, non pas en pensant que cette image n’était pas choquante, mais au contraire parce qu’elle était susceptible de réveiller les consciences. «Je préfère avoir des cauchemars en la regardant plutôt qu’en avoir si nous avions collectivement pris la décision de ne pas la montrer», explique Lionel Charrier, directeur de la photo, sur Facebook.
En mettant en avant un contenu que sa brutalité aurait dû exclure des canaux du journalisme, Libération interroge, au-delà des débats habituels sur ce qu’il est permis de montrer, la césure qui partage aujourd’hui le paysage de l’information. En se rapprochant de l’engagement qui caractérise le traitement de l’actualité en ligne, le quotidien met en conscience la narration visuelle au service de la dénonciation de la guerre.
4 réflexions au sujet de « L’image qui ne devait pas être montrée »
La, Olivier Ertzscheid pointe du doigt quelque chose de tres important:
« Je ne sais pas Mark. Je ne sais pas où est ma limite concernant la nudité si c’est celle d’un nourrisson ou d’un vieillard gazé. Je ne sais où est ma limite concernant la violence. J’ai regardé cette vidéo. J’ai vu ces photos. Je n’ai ni l’envie de me les voir imposer ni l’envie que l’on choisisse à ma place de me les éviter. Je ne sais vraiment pas. »
Il est bon de s’attarder un peu sur cette question.
« ni l’envie de me les voir imposer ni l’envie que l’on choisisse à ma place de me les éviter »
Ertzscheid est un specialiste des ordinateurs et il a visiblement developpe une sensibilite particuliere au traitement mecanique de l’humain qu’autorisent les ordinateurs. Un gouffre s’ouvre sur cette question, a peine abordee, esquissee par Ertscheid, en plein suspend.
Ensuite, encore, il s’aventure dans ce qui selon moi est la bonne direction: prendre une part active a la reception de l’information, qui donc n’est plus seulement de la reception mais de la co-creation. L’information existe a l’interface entre le diffuseur et le receveur. C’est une evidence mais on y pense si peu. Ici, Ertzscheid prend la peine de decrire l’acte de co-creation de l’information par l’action volontaire et consciente:
« Demain entrer dans un kiosque. Acheter ce journal. Pour cette photo. Payer pour voir, payer pour lire »
Ertzscheid pointe du doigt le coeur de l’information moderne, son noyau a partir duquel elle prend ou perd sa pertinence, son existence meme: L’action volontaire et consciente du lecteur.
Le fait que, personellement, je lise plutot les media « label rouge » (du decodex) que Liberation, a finalement peu d’importance. Je me sens plus d’affinite avec l’analyse fine d’Ertzscheid qu’avec le « twitt » d’un politicien ou d’un cretin si presse qu’il n’a meme pas le temps de penser ce qu’il ecrit.
Le billet d’Olivier Ertzscheid déploie l’espace de la réception de l’information, qui est simultanément, désormais, sa coproduction, par l’amplification individuelle de chaque lecteur-acteur de l’espace médiatique. Les interrogations qu’il formule, et qui sont celles de chacun de nous, sont précieuses, par le caractère réflexif qu’elles dévoilent, démontrant que notre rapport à l’information n’est pas celui d’une simple consommation passive. C’est le web qui a favorisé cette mutation, dont nous apercevons maintenant la trace jusque sur la Une d’un quotidien – qui n’est plus seulement une sélection éditoriale, mais la participation à ce travail, l’élection collective de la viralité, dont Libé confirme la signification (voir http://imagesociale.fr/3180).
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