Le dimanche est réservé aux questions qui n’intéressent personne. Existe-t-il un régime d’énonciation du possible, distinct de la fiction? Cette question est issue de la lecture du dense essai de Françoise Lavocat (Fait et Fiction. Pour une frontière, Seuil, 2016), qui, entre autres propositions innovantes, propose de ranger les récits de fiction dans la catégorie des “mondes possibles”.
Cette thèse séduisante présente l’avantage de remobiliser la notion de possible qui, au-delà de ses définitions logiques ou modales, est également d’un grand intérêt pour étudier les formes d’énonciation non-fictionnelles (c’est ma pomme de discorde avec les littéraires, qui réservent leur attention à la fiction; de mon côté, je me penche principalement sur la non-fiction, domaine largement aussi complexe, et aux propriétés énonciatives souvent paradoxales).
Le possible peut être une façon de faire entrer des composantes fictionnelles dans une narration, mais sans forcément invalider le caractère globalement non-fictionnel de la proposition. Nous venons d’en faire l’expérience in vivo avec le second tour de la présidentielle, et le récit de la menace de l’arrivée de Le Pen au pouvoir, qui s’appuyait principalement sur deux procédés: le rappel des circonstances de l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933, et la projection anticipatrice d’une présidence Front national.
Lorsqu’on relit par exemple l’éditorial emblématique du philosophe Raphaël Glucksmann, dans le numéro de L’Obs du 4 mai 2017 (“Lettre à un ami qui refuse de choisir”), on comprend très bien que l’insertion d’éléments de scénario fictifs («Et si nous faisons tous comme toi, le pire peut arriver») ont un caractère argumentatif, et fonctionnent comme des tests hypothétiques dans une situation bien réelle, qui est précisément celle d’un choix, qui imposera par définition l’une ou l’autre option. Il est donc parfaitement légitime de jouer au jeu du «faire comme si», constitutif d’un choix éclairé.
Chez Glucksmann ou dans les autres articles favorables au front républicain, on voit bien que la menace n’est pas un régime énonciatif qui relève de l’imaginaire. Ce dont ils cherchent à convaincre est précisément de la gravité de la situation, de la réalité du risque. Nous pouvons encore changer cette option par notre vote, expliquent-ils, mais dans le cas contraire, voilà ce qui va nécessairement se produire. Même s’il recourt à l’usage d’éléments fictionnels (comme l’anticipation), le possible, ici, ne se présente pas comme une fiction – c’est à dire comme quelque chose d’impossible. Une menace considérée comme une fiction n’aurait justement rien de menaçant.
«Yes we can» (Obama, 2008), «Ensemble, tout est possible» (Sarkozy, 2007): l’énonciation typique du politique emprunte le régime du programme, qui est celui de la réalisation d’un possible. Or, faire advenir une situation, c’est précisément la sortir de la fiction. Pour ce faire, l’objectif primordial est de modifier les conditions de croyance (la position adverse du discours de la menace consistait précisément à présenter celle-ci comme une fiction, décrédibilisant par là-même sa valeur argumentative).
Reste de l’ordre de la fiction ce en quoi je ne peux pas croire. En revanche, une situation à laquelle j’ai suffisamment de raisons de croire rejoint le territoire du réel sous la forme du projet, d’un possible qui a de sérieuses chances de se réaliser – à peu près comme une maison à partir d’un plan d’architecte, quand les conditions de sa construction ont été réunies.
De nombreuses formes graphiques ont pour fonction d’incarner le possible, sous l’espèce de projections anticipatives, comme le dessin d’architecte ou le plan d’urbanisme, mais aussi de restitutions a posteriori, comme les images de dinosaures ou les reconstitutions archéologiques. Le registre du possible projectif s’appuie notamment sur le réalisme de la représentation, condition de vraisemblance graphique. Quoique sa crédibilité soit moindre, la publicité use elle aussi de principes similaires, ce qui s’explique également par sa dimension programmatique. Le possible pourrait donc fournir une catégorie utile, à cheval entre fiction et non-fiction, pour poursuivre et affiner l’interrogation des régimes d’énonciation.
3 réflexions au sujet de « La menace est-elle une fiction? »
Formidable article! Vous prolongez en quelque sorte le travail de Derrida, (qui lui-meme a prolonge Novalis: « Tout symbole peut a son tour etre symbolise par ce qu’il symbolise: contre-symboles ») en inversant, d,une maniere tres pratique et tres concrete, le rapport concept-categorie: la fiction et la non-fiction ne sont pas seulement deux categories du recit, deux genres de recit, (mutuellement exclusives « par definition ») mais ce sont aussi deux recits, ou si vous voulez, deux genres selon lesquels le meme concept peut s’exprimer. Un peu comme en informatique (ou en arithmetique) ou les notions de variable (ou de nombre) et de programme (ou d’operateur) sont de pures definitions, mutuellement exclusives, mais sans aucune realite autre que leur co-definition: On peut considerer une variable comme un programme et inversement, sans que le resultat final ne change en quoi que ce soit. Ainsi, en remontant a la source ou il est decide si un recit ou un morceau de recit est de la fiction ou de la non-fiction, on remonte a quelquechose de plus fondamental, qui est l’instant, qui est en quelque sorte repete, renouvelle a chaque instant, de l’enonciation ou de l’ecoute, ou il est decide si un morceau de recit est de la fiction ou de la non-fiction. Plutot qu’une troisieme categorie, qui selon moi n’existe pas (ou disons, dont je ne vois pas ce qu’elle apporterai comme avantage explicatif) il me semble que vous remontez au moment meme ou le caractere fiction/non-fiction est attribue (et cette decision n’est pas forcement la meme pour le locuteur et l’ecouteur, et cette difference, ce decalage est lui-meme une source extraordinaire d’intelligence et de creativite.) En integrant les aspects temporels (le passe, le present et le futur) on rejoint les preoccupations contemporaines du mathematicien C.K. Raju (les equations differentielles fonctionelles, le temps quasi-cyclique) et du prof de « management » Claus Otto Scharmer (se projeter dans le futur afin de le faire advenir). Votre approche a l’interet d’exprimer cette realite un peu limite, un peu evanescente, que l’on decouvre en remontant a l’origine des categories, en utilisant le langage meme des categories. Cette methode invite le lecteur a faire lui-meme la demarche, sans injonction, description imagee ni exortation. Comme Derrida (aussi un peu comme Girard, avec son analyse du « mythe du texte » et du « mythe dans le texte »).
La reference au dessin d’architecture est particulierement juste. Un architecte a dit, tres justement « Si tu peux le dessiner, tu peux le construire ». C’est au sens strict, un tout petit-peu exagere, (au sens ou c’est plutot l’inverse qui est vrai, si tu ne peux pas le dessiner, tu n’a aucune chance de pouvoir le construire) mais c’est exactement ce que decrit C.O. Scharmer. Maintenant, savoir si « on peut » effectivement construire tout ce qu’on peut dessiner, ou pas, est une question indecidable, donc « religieuse ». C.K. Raju dit la meme chose de la question de savoir si les « lois de la nature » sont decidees a chaque instant ou existent de toute eternite, question indecidable par l’observation, mais a laquelle il faut pourtant repondre si l’on veut arriver a penser les phenomenes. Question « religieuse » donc, en un sens,
En tout cas, pointer du doigt comme vous le faites, l’instant ou la fiction ou la non-fiction est decidee, cette gymnastique de la pensee, cette souplesse, est extremement puissante. Je ne sais pas si vous etes le premier, mais c’est la premiere fois que j’en entends parler de cette maniere. Et ca m’aide a penser le dessin d’architecture.
@Laurent Fournier: Merci pour vos remarques! Je ne suis pas encore du tout certain de l’utilité d’une catégorie tierce. C’est pour l’instant à peine une hypothèse, tout juste une question – mais qui rouvre comme vous l’observez un éventail de pistes fructueuses. En contexte, il me paraît plus pertinent de considérer une reconstitution de dinosaure comme un possible – elle n’est à proprement parler ni la représentation d’un fait, ni une fiction au sens restreint (elle peut être considérée comme une fiction au sens large – mais tout aussi bien, dans cette compréhension élastique, comme une non-fiction: du coup, on voit bien que ces notions perdent toute propriété descriptive). Il n’est également pas très satisfaisant, d’un point de vue théorique, de réduire un domaine comme celui de la publicité à la seule dimension de la fiction. La notion de programme semble mieux convenir pour caractériser le type d’énonciation que mobilise ce contexte. Bref, Je vais continuer à tester l’idée en situation, mais je suis certain que la dispute de ce second tour est un cas d’un intérêt exceptionnel, qui mérite de rester dans les annales de la poétique.
Sur la reconstitution: Ca marche aussi tres bien pour l’architecture. Des architectes reconstituent, a l’aide de photographies trouvees dans le domaine public et de logiciels 3D, le patrimoine architectural de Palmyre detruit par l’IS. J’ai moi-meme reconstitue la forme et les dimensions d’un tres beau batiment du XIX siecle dont il existait une photo. Le procede s’appelle « reconstitution », c’est l’inverse de la perspective. Si l’on connait les angles et au moins une dimension (en architecture les murs sont verticaux et les pieces sont rectangulaires dans 99% des cas, et il y a souvent des gens sur les photos) alors une seule photo suffit, et ca peut se faire rapidement a la main. Les etudiants en architecture apprennent a faire des perspectives des la premiere annee, ils savent donc faire des reconstitutions a partir de photos.
http://www.cseindia.org/userfiles/Do%20Chala%20and%20Vernacular%20Architecture.pdf
Cette exemple de reconstitution m’a permis de connaitre la pente du toit, la courbure du bambou, les debords de toiture, etc. Informations cruciales car en general resultats de siecles de perfectionnement, (et ces batiments etant fait de materiaux tres peu durables ont tous disparus, et la tradition a ete perdue, la photo etait donc une source rare). J’ai ensuite utilise ces informations pour faire une sorte de « photocopie » du meme toit pour un nouveau projet pour lequel c’etait bien adapte.
Dans ce cas, le caractere « fiction/non-fiction » change sans arret, et meme tres tres vite de l’un a l’autre, presque comme une vibration, sans a aucun moment perdre la substance meme de ces parametres, qui est leur raison d’etre, compromis optimal, obtenu par des generations d’artisans, entre la resistance du bambou, la longevite du chaume, la courbure atteignable en pratique, et la faisabilite de la construction… Toutes choses, lorsqu’une tempete arrive et qu’il faut reparer le toit sans que ca coute une fortune, qui n’ont rien d’une fiction!!!
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