Pourquoi les Américains ont-ils élu Donald Trump, symbole de l’anti-establishment, et les Français Emmanuel Macron, candidat des élites? Ce qui surprend aujourd’hui, en des temps volontiers qualifiés de post-démocratiques1, ce n’est pas la révolte des peuples contre la prescription médiatique, mais de retrouver intact le schéma de la fabrique du consentement de Herman et Chomsky2. C’est la raison pour laquelle la campagne d’Emmanuel Macron, et particulièrement celle du second tour, restera dans les annales comme un modèle de marketing politique, pour l’édification des générations futures.
Mettons de côté un facteur élémentaire, quoiqu’il contribue largement à la victoire. Faire émerger un candidat neuf et charmant, comme Matteo Renzi, Justin Trudeau – ou Barack Obama en 2008 –, paraît l’enfance de l’art. Mais le match français n’a pas seulement confirmé l’attrait de la jeunesse, il a aussi prouvé la difficulté de protéger des caciques blanchis sous le harnais, comme Juppé, Fillon ou Mélenchon, des effets de l’usure politique et d’une trop longue exposition aux feux de la rampe.
Réservons également le facteur de la recomposition politique, que l’on vérifiera plus en détail avec les législatives. L’élément le plus novateur et le plus significatif de la présidentielle est apparu pendant le second tour, et découle de l’intégration individuelle des motifs de campagne par l’intermédiaire des réseaux sociaux (et tout particulièrement de Facebook, instrument de conversations longues et argumentées), formidable chambre d’écho de la joute politique.
La démultiplication et la personnalisation de la campagne résultent de l’intervention d’un élément de récit: la dramatisation de l’antagonisme Macron/Le Pen par sa caricature antifasciste, anachronisme qui répond au refus par Mélenchon, au soir du premier tour, d’appeler au seul vote légitime, comme les autres principaux responsables politiques3. Enflammant les consciences, l’antagonisme ravivé de la gauche vestigiale et de la gauche mémorielle décide de la couleur du second tour, en réveillant les mânes de l’hitlérisme – ou plutôt leur souvenir confus à travers les images du cinéma grand public.
Il ne s’agissait pas de sauver le soldat Macron, nullement menacé par une «vague brune» imaginaire – mais de renforcer la légitimation populaire d’un candidat encore peu assuré, lesté par le soutien trop visible des élites. Car Macron n’est pas Obama: fin stratège, il manque pourtant du lyrisme et du souffle qui avaient porté le candidat du renouveau aux USA. Blanc, mâle, technocrate et nanti: il cumule au contraire les apparences du conformisme le plus vieillot, et son positionnement centriste lui a imposé un flou programmatique aussi dépourvu d’aspérités que de perspectives. La panique du second tour est venu réchauffer une campagne qui manquait de mordant. Les débats sur Facebook ont permis de vérifier que les convictions politiques font partie des formes d’engagement les plus profondes de l’individu, et qu’à condition de les adosser à un idéal vertueux, il était possible de transformer chacun en militant zélé, en acteur de la joute plutôt qu’en simple spectateur.
J’avais noté dès le premier tour le haut niveau d’implication des simples citoyens, rendu palpable par la conversation en ligne. Pourtant, rien de comparable au degré hyperbolique qu’a pris cette participation au second tour, boostée par la croisade de la fiction antifasciste. Véritable blockbuster de médias sociaux, la polémique a encouragé la prise de position personnelle par son schématisme et la manipulation de quelques repères historiques largement partagés. (J’ai moi-même consacré d’innombrables heures à lire et à tenter de répondre fiévreusement à des contacts inconnus ou lointains, sur la seule base de la structuration efficace d’un récit préexistant.)
Au lieu de diaboliser seulement une personnalité, comme Donald Trump, la campagne de second tour a joué sur des motifs plus nobles et plus généraux, de haute portée historique et morale. Plus performante que la stratégie du choc (Naomi Klein), en voie d’essoufflement, la projection dans un antagonisme civilisationnel a permis de doper l’engagement d’individus habituellement éloignés des jeux politiques. L’autogestion de la polémique et l’intégration pour ainsi dire moléculaire du récit par les citoyens a conféré au vote Macron la légitimité qui lui faisait défaut. Alors que le candidat apparaissait encore fragile à l’issue du premier tour, sa victoire franche au second a suscité la satisfaction y compris parmi les rangs gauchistes les plus allergiques à l’économie de marché. Sauver la France méritait bien ce sacrifice.
Notes de campagne
- Des gros mots dans la campagne, 03/05/2017.
- La martingale d’Emmanuel Macron, 02/05/2017.
- Deux corps sans projet, 29/04/2017.
- Sous le signe de Tarnac, 23/04/2017.
- La campagne en gros plan, 18/03/2017.
- Le miroir de l’effondrement de François Fillon, 04/03/2017.
- Enterrer Sarkozy, caricature inacceptable? 28/11/2016.
- Un vote inutile? 27/11/2016.
- Pour qui le burkini est-il «ostentatoire»? 25/08/2016.
- Colin Crouch, Post-démocratie (trad. de l’anglais par Y. Coleman), Zürich, Diaphanes, 2013. [↩]
- Noam Chomsky, Edward Herman, La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, (1988, trad. de l’anglais par D. Arias), Agone, 2008. [↩]
- Alors que l’électorat de François Fillon s’est reporté à 20% sur Le Pen (contre seulement 7% pour les Insoumis), l’appel immédiat à voter Macron a évité toute diabolisation au candidat Les Républicains. [↩]
9 réflexions au sujet de « La Dernière Croisade, ou la politique comme blockbuster »
OUI.
Oui, les Francais sont des gens bien. Ils ont laisse Macron s’emparer des cles de l’Elysee pour eviter, comme la mere qui prefere laisser son enfant a l’usurpatrice que de le voir coupe en deux, de laisser la direction du pays au Front National. Aucune voix ne s’est reportee sur Le Pen, alors que c’etait une reponse « macronienne » a la strategie de Macron et ses commanditaires, dont la seule chance de prendre le pouvoir etait le Front National au deuxieme tour.
Massivement, les Francais se sont abstenus, ont vote blanc ou nul, ou Macron. Le Front National n’a pas eu une voix de plus qu’au premier tour. Resultat remarquable, peut-etre « inefficace » s’il s’agissait de faire perdre Macron, mais digne. Digne de la non-violence, ce refus de s’abaisser a n’importe quel moyen.
Malheureusement (et logiquement puisque c’etait au programme), Macron n’a pas la victoire humble, contrairement a Chirac qui etait sincerement surpris de se retrouver en face-a-face avec Le Pen en 2002, et on le sentait presque desole pour Jospin, en tout cas decu de ne pas avoir un adversaire a sa mesure.
A l’heure ou leurs elites jouent leur va-tout en les menacant de laisser le Front National prendre le pouvoir s’ils ne votent pas pour elles, les Francais gardent le cap et gardent le pays. Ce sont des gens bien.
Il y a quelque chose d’inutilement facile voire de condescendant dans votre billet : démasquer les stratégies narratives, déconstruire les récits qui structurent nos engagements et notre rapport au monde est sain et même nécessaire mais :
1) vous écrivez le lendemain du résultat effectif (donc jugez rétroactivement),
2) vous semblez vous exonérer de toute tentative propre de mise en récit (or, vous avez votre propre version explicative du phénomène Macron –> cf. vos billets précédents),
3) vous semblez faire mine de réduire à la mobilisation citoyenne à des réflexes pavloviens simplistes, à une sorte de kitsch « anti-fasciste », ce qui me semble bien simpliste.
@Fer: 1) Croyez-moi sur parole: il n’y a rien de facile à ne pas suivre le sillon du récit dominant. Ceux qui le font n’en auront jamais fini de battre leur coulpe. Avant l’heure, c’est pas l’heure; après l’heure, c’est plus l’heure – bref, il n’est jamais temps de critiquer le récit. Plutôt que de m’accuser de changer d’avis rétroactivement, jugez par vous-même de la constance de ma lecture à partir du billet « La martingale d’Emmanuel Macron« , rédigé le 2 mai (et auquel on reprochait alors une anticipation injustifiée… ;)
2) Bien sûr que ma mise en récit est …un récit, comme nous l’explique Ricoeur. On n’en sort pas, pas plus moi qu’un autre – vous, par exemple, qui pourriez nous expliquer plus en détail d’où vous parlez, car votre pseudonyme nous livre peu d’indications, en comparaison de la dizaine de notes dont je fournis loyalement le lien ci-dessus.
3) Plutôt que d’interpréter mon commentaire, il serait préférable de répondre sur le fond: le récit antifasciste est-il neuf, pertinent, efficace? Il n’est pas neuf, puisqu’il est constitué par le recours aux références d’avant-guerre, et avait déjà été mobilisé de manière rigoureusement identique en 2002. Il n’a aucune pertinence, car le risque de voir Le Pen accéder au pouvoir a toujours été inexistant (avant le second tour, on parlait du « plafond de verre », un facteur sur lequel ont spéculé tous les concurrents du premier tour, anticipant une victoire facile), mais surtout parce qu’on aura du mal à faire croire que le problème majeur de la France aujourd’hui est qu’elle sombre dans le fascisme. Y a-t’il 34% de fascistes en France? Toutes les analyses sérieuses montrent que le pourcentage élevé du FN est l’indicateur d’une crise profonde du politique, plutôt que d’une résurgence de l’hitlérisme (voir notamment Erwan Lecœur, Un néo-populisme à la française. Trente ans de Front national, La Découverte, 2003).
C’est la raison pour laquelle un réseau comme Ras l’Front, créé en 1990, a disparu après 2002, au vu de l’inefficacité d’actions purement symboliques (tracts, publications, animation de collectifs, etc.). On ne combat pas la montée du FN ni le racisme avec des slogans ou des leçons de maintien. Les populations sensibles aux discours sur la concurrence des étrangers sont celles qui affrontent le chômage et les effets de la mondialisation. Comme l’ont montré les rares inversions des succès électoraux du FN (par exemple en 2007 avec la candidature Sarkozy, ou en 2017 avec la candidature Mélenchon), la réponse qu’attendent ceux qui ont choisi le bulletin FN est une réponse politique, portant sur l’amélioration des conditions économiques des classes défavorisées.
Défaut d’analyse politique, irrationalité des arguments, inefficacité pratique: l’antifascisme a tout d’un leurre. Dans le contexte de cette présidentielle, il a toutefois contribué à rendre une utilité apparente au vote, alors que le système du scrutin uninominal à deux tours enfermait l’électorat dans une situation anormale de non-choix ou de choix contraint.
En politique et en sociologie, diviser pour régner est une stratégie visant à semer la discorde, à opposer les éléments d’un tout pour les affaiblir et à user de son pouvoir pour les influencer. Cela permet de réduire des concentrations de pouvoir en éléments qui ont moins de puissance que celui qui met en œuvre la stratégie, et permet de régner sur une population alors que cette dernière, si elle était unie, aurait les moyens de faire tomber le pouvoir en question.
« Divide et impera », (divise et règne) -Machiavel
il est temps de s’unir pour reprendre les rênes !
http://www.le-message.org/
http://lavraiedemocratie.fr/
http://gentilsvirus.org/
Relevé documenté du fantasme par Acrimed: « Les bacchanales de la vertu : retour sur l’entre-deux tours de la présidentielle » http://www.acrimed.org/Les-bacchanales-de-la-vertu-retour-sur-l-entre
Voir également Eric Hazan: « Performances » https://lundi.am/Performances-Par-Eric-Hazan
Merci pour ces formidables references. Quand j’ai lu que Le Monde avait commande cette tribune d’Eric Hazan mais ne l’a pas publiee je m’attendais a quelque chose d’interessant. Effectivement je n’ai pas ete decu!
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