Géométrie du selfie

Thelma & Louise, Ridley Scott, 1991 (photogramme).

La bonne question à propos du selfie a été posée par Jens Ruchatz, organisateur du colloque de Marbourg en 2015, qui remarquait que l’on considérait indifféremment comme selfie la performance elle-même ou l’image de son exécution.

Cette indifférenciation montre que, dans le cas du selfie, l’attention se concentre sur le geste identifiant l’autoproduction de l’image: typiquement le smartphone tenu à bout de bras.

Ce constat semble élémentaire. Il est pourtant décisif. Ce qui caractérise le selfie n’est pas la nature réflexive d’un genre qui serait assimilable à l’autoportrait, c’est la visibilité dans l’image de son caractère autoproduit, qui sert de critère d’identification, indépendamment de l’information disponible sur les circonstances de la prise de vue. Alors que l’usage d’un dispositif d’aide à l’autophotographie, comme un trépied ou un retardateur, reste invisible dans le cadre, le selfie manifeste l’opération photographique en la désignant comme une performance physique aux allures paradoxales. En retournant l’appareil photographique vers soi, le selfie expose toujours simultanément l’opération de prise de vue et le sujet opérateur, dans une sorte de contradiction géométrique – encore plus sensible aux débuts de cette pratique, lorsque la mise à distance de l’appareil impliquait la perte du contrôle visuel de l’enregistrement.

Imitation de selfie, Yulia Mayorova, Alamy Stock Photo (2013).
Selfies de Rihannah, Miley Cyrus, Justin Bieber (2013).

L’attention sans précédent qu’a suscité cette pratique comme son interprétation narcissique s’expliquent avant tout par la visibilité dans l’image de son caractère autoproduit, traduit par un ensemble d’indications géométriques mettant en relation le sujet opérateur, l’outil de prise de vue et le destinataire de l’image.

C’est l’interactionnisme symbolique, et plus particulièrement les recherches d’Erving Goffman et de Ray Birdwhistell, qui ont démontré le rôle crucial de l’interprétation des signaux spatiaux dans les processus de communication – par exemple les échanges de regards ou les gestes de monstration qui accompagnent l’échange verbal1.

L’attention portée au selfie documente l’application de cette compétence sociale au domaine iconographique, suivant la règle selon laquelle la lecture de l’image se construit à partir de savoirs sociaux existants, plutôt que d’après un code spécifique (voir «Pour une analyse narrative des images sociales»). Les peintres se servent depuis longtemps de la perception spatiale de l’interaction, et animent leurs compositions par l’évocation de relations suggérées par les échanges de regards ou la deïctique gestuelle.

Léonard de Vinci, La Cène. Vectorisation des indications deïctiques.

L’application aux images de l’interprétation spatiale repose sur la reconstitution par le spectateur d’une géométrie qui n’existe pas sous forme de lignes apparentes, mais de relations suggérées par les indications deïctiques. La capacité de construire des interactions complexes sur la base de ces vectorisations imaginaires est par exemple démontrée par la viralité de photographies comme celle de Gijsbert van der Wal d’un groupe d’adolescents tournant le dos à La Ronde de nuit de Rembrand au Rijksmuseum, ou encore celle de Barbara Kinney montrant les supporters d’Hillary Clinton lui tournant le dos pour l’exécution d’un selfie collectif. Dans tous ces cas, la signification postmoderne des images est déduite spontanément à partir de l’interprétation de la géométrie des interactions.

Prenant l’apparence d’un portrait classique, l’autoportrait n’expose pas ses conditions de réalisation, et doit son identification à des informations externes à l’image. Issue de l’effet de soulignement de l’autophotographie, la condamnation du selfie montre que celui-ci n’a pas été seulement perçu comme un autoportrait, mais comme une exhibition superlative de l’attention à soi. Elle découle de l’interprétation spatiale du schéma relationnel suggéré par le rapport du sujet à l’outil photographique, qui définit l’exercice. La rage qui a accueilli l’apparition de la perche à selfie, vue comme une extension caricaturale de cette réflexivité mécanisée, confirme l’importance de la perception géométrique dans la lecture du phénomène.

« OK, someone, anyone, press the button », Will McPhail, New Yorker, 6/04/2015.
  1. Voir notamment: Erving Goffman, «Les territoires du moi», La Mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en public, (traduit de l’anglais par A. Kihm), Paris, Minuit, p. 43-72. []

9 réflexions au sujet de « Géométrie du selfie »

  1. On attend avec impatience, aujourd’hui 14 juillet, le selfie que fera Macron (puisque sa photo officielle montre qu’il possède les instruments ad hoc) avec Trump, sur fond d’Arc de Triomphe – le nom n’est pas loin du personnage américain – et quelle « géométrie » (à moins que ce ne soient les avions militaires les surplombant…) il saura utiliser pour la circonstance. ;-)

  2. Pour corroborer l’importance de l’acte photographique aux dépends de la photographie produite, on peut relire votre billet du 4 janvier 2017, «La photographie, intensificateur d’expérience» portant sur la pratique photographique d’amateur avec comme point de départ une étude de psychologie évaluant les effets produits par l’action de photographier.

    À ce billet, je proposais en commentaire de nous poser la question: Dans l’acte photographique, est-ce la réalité, l’image ou l’acte lui-même qui importe?

    Cette question me semble, à la lecture de votre présent billet, encore plus opportune.

  3. Bonne question! La réponse est probablement: tout dépend… Car les usages de la photographie sont bien plus nombreux qu’on ne croit (un prochain billet sera consacré à cette pluralité, à partir de l’exemple des photos au musée).

  4. « Vectorisation des indications deïctiques »! Waow!

    Ceci dit, pas facile d’etre precis et d’eviter le jargon en meme temps…

    Concernant l’utilisation du meme mot pour « performance elle-même ou l’image de son exécution », c’est aussi la cas pour « la peinture », « le dessin », « la photographie », et probablement pour beaucoup d’autres choses.

    Mais curieusement, pas pour « le cinema »: On tourne un film, (en anglais on « shoot a movie »), et on evite la phrase « filmer un film ». Est-ce pour eviter la repetition, ou y-a-t-il une autre raison?

    En tout cas merci pour ce passionant billet et pour la mise en perspective de tant de references, comme d’habitude sur ce blog!

  5. Désolé pour le jargon! Ces termes font partie d’un raisonnement qui m’est devenu si familier que je ne perçois plus leur étrangeté. Rien de si compliqué, cela dit: deïctique (de deixis = montrer) renvoie à tout ce qui désigne, pointe, montre. Quant à l’emploi du terme vecteur, il vise à distinguer le caractère virtuel de cette géométrie d’autres constructions formelles (comme celles relatives à la composition de l’image, basées sur de « vraies » figures).

  6. C’est votre article qui vient – enfin ! – de me faire comprendre la raison de mon agacement, provoqué par la vue de ces exhibitions.
    Merci : j’y serai dorénavant moins sujet.
    C’est un peu idiot, de se laisser agacer par des comportements… idiots.
    Mais, c’est étonnant, aussi, comme les évidences peuvent parfois se dérober…
    Ces dérobades sont toujours justifiées, bien sûr, et chacun peut toujours se donner la peine de découvrir ses propres justification. Mais, ça, ce n’est intéressant que pour soi-même.

  7. L’article « Qu’est-ce qu’un ‘bon’ appareil photo ? » de Gilles Dowek paru dans la revue « Pour la Science » d’août 2017 est intéressant en regard de votre billet et de ma question à bien des égard, quoiqu’éloigné de votre champ d’étude.
    http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/a/article-qu-est-ce-qu-un-bon-appareil-photo-38624.php

    En substance, il rapporte que ce n’est plus la qualité de l’appareil qui importe, mais la possibilité immédiate de voir l’image prise quelques instants plus tôt. J’ajouterai que c’est la possibilité de la partager qui importe plus encore car la photographie instantanée permettait également de voir rapidement l’image prise, mais son partage était complexe et sa qualité technique moindre face aux appareils argentiques 24×36. Bien que, soit dit en passant, le renouveau, dans un marché de niche, de la photographie instantanée révèle que ce type photographique a une valeur au-delà de son instantanéité et de son partage immédiat – peut-être est-ce dans son unicité et, justement, dans son imperfection technique.

    Toujours est-il que l’hypothèse proposée par Dowek participe a celle de l’intérêt premier de l’acte photographique sur le réel et l’image qui en est prise. Dowek relève une pratique sociale sur la base du marché de l’appareil photographique et du smartphone, ainsi que de l’évolution technique de ces appareils. Il regrette que contrairement à la « littérature » qui se distingue de l' »écriture » (au sens que tout écrit n’est pas littérature), il n’y a que le mot « photographie » pour nommer des usages différents et, notamment, celui de l’acte photographique comme primordial et celui de la création d’une image finale mise à la vue comme primordiale.

    En plus de l’acte photographique, il y aurait en primeur, comme suggéré, le partage de l’image. Ce partage, bien que distinct de la prise de vue, participe au même acte: « Regarde où je suis, avec qui je suis, qui je suis! ». L’activité du selfie publié serait le plein acte photographique. Un acte entier où prise de vue et mise à la vue ne font qu’un. À chacun d’y trouver son propre intérêt dans la proportion de ces deux parties.

    Concernant le partage, le lien suivant amène a un court film (https://youtu.be/0EFHbruKEmw) qui expose, symptomatiquement, l’importance du partage de l’image hors du réel: il importe plus de prendre une image entourée, encore, d’une certaine aura d’objectivité et de la partager plutôt que de s’intéresser au réel. Et l’image prise n’a pas d’intérêt autre que de provoquer l’acte photographique. C’en est étourdissant… comme l’est l’étude de la photographie.

Les commentaires sont fermés.