Décapitation. Un mot a suffi. Bien peu ont vu l’image diffusée par l’assassin de Samuel Paty, rapidement censurée par le réseau social. Mais il n’était pas besoin de voir pour imaginer – et compléter sans l’aide de personne les cases du bingo de la peur. Décapitation = terrorisme islamiste. Caricatures = liberté d’expression. Professeur = République. Le traumatisme des attentats de 2015-2016, réveillé par le procès de la tuerie de Charlie, et des années de formatage ont réactivé en un clin d’œil les automatismes de la terreur, qui métamorphosent un fait divers sordide en preuve du «Choc des civilisations». Alors que le terrorisme islamiste organisé appartient objectivement à une histoire close, le passage à l’acte isolé d’un fanatique de 18 ans a jeté la France dans la sidération et l’affolement.
Pour quitter le terrain du fantasme et revenir sur celui de la raison, il faut rappeler que la représentation de la violence fait l’objet d’une forte euphémisation dans la médiasphère. Ce filtrage permanent donne aux rares images de violence qui passent au travers un statut particulier: celui de signaux d’alarme mettant en garde la société contre l’existence de risques non maîtrisés. La circulation des images du cadavre du petit Aylan fournit l’illustration la plus évidente du rôle narratif d’une violence utilisée comme outil d’alerte, avec la justification de l’urgence. C’est la même logique qui explique l’impact de la vidéo du meurtre de Georges Floyd, qui ne prend sens que parce qu’elle fait suite à une longue série de violences policières racistes.
Une image violente est tolérée quand elle fait fonction d’alerte – et l’alerte est constituée lorsqu’on sait dans quelle case ranger la violence qu’elle dévoile. Si l’on doutait de l’emprise de l’imaginaire dans la lecture de ces événements, la dernière couverture du magazine conservateur Marianne apporte la confirmation d’un travail des signes qui confine à la manipulation. En proposant l’image d’une tête de la République décapitée (dessin Hervé Pinel), l’hebdomadaire s’appuie sur la scène atroce que personne n’a voulu voir, en la masquant par le symbole.
De nombreux militants d’extrême-droite ont reproduit sur des messageries privées la photo de la tête coupée diffusée par le terroriste, pour exposer leurs interlocuteurs à la vue de l’horreur. Marianne imite ce geste tout en atténuant sa violence par une métamorphose allégorique, qui incarne le processus d’alerte. La peur volontairement suscitée par l’image ne se justifie en effet que lorsque le risque qu’elle dénonce concerne la collectivité. Une République décapitée rend hommage à la victime en lui attribuant un rôle de symbole national, et suggère simultanément l’ampleur de la menace par la montée en généralité du dessin. Le titre «Jusqu’à quand va-t-on se coucher?» confirme par la mise en accusation d’une inaction coupable le caractère offensif de l’illustration.
Qui fait peur à qui? La mise à mort barbare par décapitation choisie par l’assassin est elle aussi une mise en scène de la violence à l’intention de l’opinion, sans laquelle son geste n’aurait jamais eu un tel impact. Mais l’exploitation de cet acte à des fins politiciennes et l’hystérisation du débat public ne sont pas de moindres causes à la montée des haines et des peurs. Pendant que les responsables politiques vitupèrent les réseaux sociaux, grands médias et personnalités en vue invitent aux représailles. Le piège du terrorisme ne fonctionne que quand sa réception produit l’amplification hyperbolique qu’il espère provoquer.
10 réflexions au sujet de « La chambre d’écho du terrorisme »
Le signal le plus glacant de l’ampleur de la menace c’est quand la presse de gauche en France imite la tele d’extreme-droite en Inde. Les guerres, les pogroms et les genocides ne sont faisables que lorsque l’opinion y a ete soigneusement preparee. Les media ne sont plus simplement « complices », ils sont maintenant instigateurs du terrorisme. Le Charlie-Hebdo des annees 1970, anti-raciste et anti-terroriste, est bien mort. Quand renaitra-t-il?
Le débat sur les discours de haine en Inde pourrait éclairer celui en France. Il y a la une opportunité unique de clarifier nos valeurs, qui si on ne la saisi pas peut nous conduire une fois de plus à la ruine.
« La critique, la moquerie et la ridiculisation de personnalités religieuses ou culturelles respectées et vénérées peuvent être offensants, mais ne sont pas des discours de haine. Appeler au boycott des membres d’une communauté religieuse ou culturelle ou laisser entendre qu’ils sont violents par nature ou antipatriotiques en raison de leur appartenance à leur communauté est un discours de haine »
« La moquerie des croyances ou des traditions religieuses peut être offensante, mais n’est pas un discours de haine. Les accusations de double loyauté envers les membres de n’importe quelle religion – et les suggestions de trahison en vertu de l’appartenance à cette religion – constituent un discours de haine. »
« Les accusations de double loyauté envers des membres de n’importe quelle religion – et les suggestions de trahison en vertu de l’appartenance à cette religion – constituent un discours de haine »
https://thewire.in/law/former-civil-servants-upsc-jihad-sudarshan-tv
« Le terrorisme islamiste organisé appartient objectivement à une histoire close » Vraiment ?? Comment pouvez vous en être si sûr ? Qu’est ce qui vous permet d’affirmer cela ?
Par ailleurs l instrumentalisation de cet événement sordide que vous dénoncez à juste raison est aussi le fait d’un certain nombre de gouvernement de pays musulmans qui trouvent dans ce fait une aubaine pour remobiliser leur population autour d’un « ennemi » exterieur dûment fabriqué.
«Le terrorisme islamiste organisé appartient objectivement à une histoire close». Il est certain que ce n’est pas en lisant la presse française qu’on pourra en prendre conscience. Pourtant, il y a bien une différence manifeste entre les principaux attentats terroristes des années 2015-2016, véritables actes de guerre ayant fait l’objet de financements et de préparations, réalisés à plusieurs ou de façon simultanée, avec un armement militaire, sur le modèle des attaques d’Al-Qaïda, et les actes isolés postérieurs à 2017, improvisés, commis par des personnes seules, le plus souvent à l’arme blanche, faisant l’objet de revendications erratiques et ayant causé un nombre de morts très inférieur (238 en 2015-2016 contre 21 en 2017-2020). La réactivation du paradigme terroriste fait systématiquement le lien avec les précédents les plus meurtriers, alors qu’on a heureusement changé de contexte (notamment avec la fin du conflit militaire mené contre l’Etat islamique par la coalition internationale sur le théâtre irako-syrien).
Enfin du bon sens. Enfin quelqu’un pour rappeler que l’oeuvre d’un fou n’est pas le symptôme d’un mal plus profond qui serait celui de l’islamisme radical (« Ils ne passeront pas » – lol, c’est qui « ils » ? Comment voulez-vous que les musulmans ne prennent pas ça pour de l’emporte-pièce ?), mais tout simplement de la misère.
Enfin quelqu’un pour dire que non, la France n’est pas « Forte » et « Solidaire », mais bien le pays le plus fragile d’Europe, avec ses appels à l’Union et aux minutes de silence contre… un tchétchène illuminé de 18 ans dont le crime – tout barbare soit-il – n’est rien qu’un fait divers.
Au Huff Post, le lendemain, ils se demandaient « Les réseaux sociaux sont-ils responsables ? ». Non, c’est toi le responsable, à monter en chantilly un acte d’idiotie meurtrière en « fait de société », en « Charlie Acte II le retour, la suite 5 ans après ».
Le fautif dans l’affaire, c’est l’indigence préoccupante des médias. Aucun journaliste pour remettre les pendules à l’heure du raisonnable, pour sortir de l’immédiateté des émotions, pour s’empêcher de galoper après les réseaux sociaux au lieu de les précéder en se donnant la peine de prendre un peu de recul.
Vivement le reconfinement ses kill-counts, qu’on stoppe l’hémorragie de racisme ordinaire qui nous fait office d’échappatoire.
Nous sommes manipulés par les médias qui sont composés par des gens émotifs qui ne pensent qu’à leur environnement intérieur. Les nuls ont pris les rênes, après tout la terre tourne, c’est leur tour.
@ André Gunthert : le changement d’echelle et de méthode ne signifie nullement que le phénomène a disparu. Dans le magazine de DAECH « Dabiq », que j ai abondamment étudié en son temps ( 2014-2016) , il était déjà fait mention de moyens » basiques » pour tuer » les mécréants »: couteau, camion, agression personnelle etc. Certes , l’acte commis par ce Tchétchène n entre apparemment pas dans le cadre d une action concertée, mais je ne vois toujours pas comment on peut en conclure que » le terrorisme islamiste a disparu ». Il a simplement changé de forme.
@Olivier: Ce qui serait pas mal, ce serait déjà de ne pas déformer mes propos, surtout sur des questions aussi graves. J’ai déjà répondu ci-dessus à votre question: je parle du « terrorisme islamiste organisé » (période 2015-2016, précisément celle que vous avez étudié), qui est heureusement derrière nous, grâce à l’action des forces armées et des services de renseignements. Ce que nous subissons aujourd’hui est de nature très différente, plutôt une sorte de « bruit de fond » terroriste, qui est manifestement beaucoup plus difficile à cerner, et donc à contrer.
@Dont acte, ces précisions apportées.
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