Le défaut de la cérémonie

(Version revue au 31/01.) Un excellent billet de Naomi Klein livre les clés de la vague de remédiations qui a fait de la photo de Bernie Sanders et de ses «mitaines» (en français, plutôt des moufles), insérée dans les environnements les plus improbables, l’un des mèmes les plus actifs de ces dernières années. Selon l’essayiste, le contraste entre la pompe de l’investiture du nouveau président et la solitude recroquevillée de son rival malheureux explique le succès explosif d’une image instantanément chargée de projections allégoriques. Pas la peine de réunir tant de talents, d’intelligence et de moyens: par sa seule protestation muette, Bernie a envoyé balader tous les flonflons de la cérémonie inaugurale.

Dans un essai de «mitainologie», Naomi Klein énumère plusieurs oppositions symboliques transformées en autant de messages, comme la résistance au diktat du spectacle d’une paire de gants manifestement dépourvus de toute autre fonction que de tenir chaud; la contradiction entre la description du sénateur du Vermont sous les traits d’un dangereux idéologue et la paisible robustesse d’un accessoire tricoté main; ou encore la posture oppositionnelle des bras croisés qui expriment le doute face aux promesses d’unité du successeur de Donald Trump.

Comment une simple image peut-elle se voir chargée de refléter tant de paradoxes? Plutôt que de la photo elle-même, ce festival de contrastes découle de ce singulier moment de bascule, où s’entrechoquent les difficultés et les incertitudes des Etats-Unis. Dans ce contexte chargé de menaces, la photo des mitaines agit comme une faille, un défaut, un accroc au sein d’un dispositif millimétré, qui met brutalement en lumière les contradictions cachées.

L’un des aspects les plus intéressants du commentaire de Naomi Klein, c’est de ne pas élire une signification privilégiée de l’image, mais de proposer la superposition des différentes hypothèses de lecture. C’est la plasticité interprétative qu’elle offre, et l’accumulation des signes, qui fait le succès d’une remédiation plurielle, ouverte à des lectures contradictoires, qui vont de la satire du vieux sénateur à la critique de l’investiture. Il y a certes une structure commune à toutes ces interprétations. Typique de la culture du web, l’humour involontaire de ce retour au réel qui fait tache dans la cérémonie, à la manière d’un faux-pas dans un bêtisier, incarne la fonction critique du réseau, le dévoilement par la force du détail de la tricherie des apparences.

Sur le plan iconographique, la remédiation de la photo de Bernie Sanders appartient à la catégorie des mèmes de position, fleuron emblématique de ce jeu de recontextualisation participatif, où l’image d’une anomalie est détourée et insérée dans un contexte hétérogène. La démonstration de ce caractère hétérogène est assurée par la connaissance partagée de la référence culturelle, qui garantit le comique de l’insertion d’une source étrangère au contexte.

Quoique l’articulation des deux éléments relève du montage, on peut noter que la plupart des participants favorisent une insertion réaliste au sein de l’espace tridimensionnel de l’image de réception. Cette volonté d’intégration se manifeste jusque dans l’adaptation du style de l’image-source, qui passe au dessin lorsque le genre de la référence l’impose (voir ci-dessus Bernie et Totoro). Les variantes les plus appréciées sont celles qui réalisent l’insertion la plus convaincante du point de vue de la crédibilité de la posture du personnage dans l’image-hôte – assurant le tour de force de la composition réussie de deux univers disparates.

L’amplification virale agit alors comme une caisse de résonance, une accentuation caricaturale de l’anomalie initiale, à la fois par la prolifération des variations et par la répétition ad libitum du même effet de déplacement. Selon la structure classique de la dénonciation des ridicules, cet effet de loupe expose au grand jour la joyeuse déconstruction des faux-semblants. Que Bernie ait plus de succès que Lady Gaga, les mitaines que les drapeaux, le défaut que la cérémonie, interroge plus souterrainement la confiance vacillante des peuples dans leurs institutions.

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11 réflexions au sujet de « Le défaut de la cérémonie »

  1. Et si Bernie Sanders se fichait tout simplement des apparences et avait mis au dernier moment, ces gants de laine qu’il a trouvés pour ne pas avoir froid ?

  2. C’est très exactement ce qu’il a expliqué lui-même, en réponse à la déferlante… :)

  3. Bernie Sanders se fiche effectivement des apparences, :-) mais il savait bien en effet ce qu’il faisait. Les explications sur France TV info https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/joe-biden/etats-unis-comment-bernie-sanders-ses-moufles-et-sa-parka-ont-presque-vole-la-vedette-a-joe-biden-lors-de-son-investiture_4269233.html
    « Bernie Sanders s’est expliqué sur ce choix vestimentaire sur CBS News. « Vous savez, dans le Vermont, on s’habille chaudement, a-t-il souri. Le froid, on le connaît, et on ne s’embête pas vraiment avec la mode. »

    Sa femme, Jane O’Meara Sanders, l’a soutenu en tweetant : « Doudoune du Vermont, moufles du Vermont, bon sens du Vermont ». En effet, cette veste ainsi que ces moufles ont été fabriquées dans l’Etat du Vermont. La parka provient de la marque de snowboards Burton, dont le siège est dans le Vermont. Le fils de Jane O’Meara Sanders, Dave Driscoll, y a travaillé et la lui avait achetée pour Noël. » Il y a même des « retombées inattendues »

  4. Ces montages constituaient mon petit plaisir de la semaine, comme une parenthèse aux blocs de copies et réponses aux mails intempestifs etc. Mais j’ai peut-être encore plus aimé les jeux de légende de la photo initiale type « Moi quand… » ou « Napoléon quand… » !

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