Riss n’est pas Aylan. Après s’être moqué en 2015 de l’émotion suscitée par la mort du petit réfugié kurde noyé sur une plage de Turquie, le dessinateur et actuel directeur de Charlie Hebdo est revenu à la charge, avec un dessin reliant deux faits d’actualité, ressource prisée de la satire. Associant l’image d’Aylan aux agressions sexuelles du nouvel an à Cologne, Riss propose d’imaginer le destin du petit garçon en « tripoteur de fesses en Allemagne ».
Comme la première caricature, qui avait suscité un tollé, ce montage a évidemment fait réagir médias et médias sociaux. S’agit-il d’un dessin raciste? La controverse et les nombreux commentaires qu’elle suscite (voir en particulier les réactions aux articles du Figaro, du Point et de Rue89) permettent de documenter avec précision des lectures contrastées. Deux formes de réception opposées se manifestent: une lecture indignée par le manque de respect au petit réfugié ou par l’assimilation des migrants à des agresseurs sexuels, souvent mise en perspective par la dimension de symbole national du “Je suis Charlie”:
« L’attentat sur des journalistes du Charlie Hebdo est très certainement une barbarie et un acte terroriste odieux, mais se moquer d’un petit enfant noyé gisant sur le sable au bord de l’eau, c’est la misère intellectuelle. Ces journalistes ont-ils des enfants? Et si un des leurs bébés aurait fini comme petit Aylan on serait obligé de faire un deuil pendant des mois, voire toute une année? Je suis Charlie, mais je ne respecte pas ceux qui tuent des enfants innocents avec leurs crayons pensant que c’est drôle. Bref, c’est honteux. » (Malichat sur le site du Point)
Aylan : la réponse assassine d’un dessinateur palestinien à #CharlieHebdo https://t.co/8BiN6IFwBP pic.twitter.com/nw8shix2mA
— Michel Soudais (@msoudais) January 16, 2016
En réponse, une lecture neutralisante, pas toujours convaincue par l’humour de Riss, justifie néanmoins son aspect provocateur par la tradition du magazine, et tourne en dérision l’indignation de lecteurs anesthésiés par le politiquement correct, forcément bobos, bien-pensants – ou pire: étrangers:
« Je ne vois pas le souci avec ce dessin. Charlie Hebdo en fait des comme ça depuis sa création en 1970 et ça n’avait jamais posé problème avant les caricatures de Mahommet en 2006. A mon sens, les gens ne savent simplement plus prendre de recul et se sentent obligés de réagir à chaud à tout sans prendre la peine de réfléchir. C’est l’époque qui veut ça j’imagine, mais des fois poser son téléphone pour un bon Platon ça fait du bien aussi. Quant à l’indignation qui vient de l’étranger, de une ils ne partagent pas les traits culturels français qui font la part belle à la satire, de deux ils ne parlent très souvent pas français et se fient à des traductions plus ou moins justes qu’on leur donne, et de trois ils n’y connaissent souvent rien à la politique européenne et le contexte leur échappe donc. Leur jugement ne vaut donc pas grand-chose. » (Mcbulden sur le site du Figaro)
A noter que s’exprime également, notamment au Figaro, une lecture amusée et approbatrice, de la part de lecteurs manifestement proches du FN, qui applaudissent au premier degré sa dimension raciste (« Génial , ce dessin est vraiment génial », Chalvagne; « Excellent, et tellement vrai », 1605015 profil non modéré). Une réception minoritaire, exclusivement féminine, souligne enfin le sexisme du dessin, qui réduit les agressions sexuelles à un vulgaire « tripotage » (« On retrouve le même mépris que lorsque des soutiens de DSK parlaient de simple ‘troussage de domestique’ », Sophia40, Le Figaro).
La discussion sur le racisme de Charlie est aussi ancienne que la polémique des caricatures (voir notamment Charb, “Non, « Charlie Hebdo » n’est pas raciste!”, Olivier Cyran “Charlie Hebdo, pas raciste? Si vous le dites…”). Comme on le voit avec ce nouveau dessin, la difficulté d’un tel débat est que la réponse ne peut être justifiée par aucun élément objectif de l’illustration – dont il est possible d’avoir des lectures contradictoires sans en changer un trait –, mais se base avant tout sur une appréciation du contexte. La différence entre premier degré (dessin raciste) et second degré (dessin qui se moque du racisme) se déduit du lieu d’énonciation et des intentions supposées: publié par Minute ou par Valeurs actuelles, le même dessin serait islamophobe (ce qui explique qu’il peut être lu au premier degré par des racistes); publié par Charlie, ce dessin ne peut être qu’au second degré – puisque Charlie n’est pas raciste.
Les dangers de cette justification tautologique apparaissent à travers la lecture érudite que déploient les connaisseurs du magazine, multipliant les dates et les références. « Les dessins de Riss (…) n’ont pas été compris » constatait, navré, un dessinateur partisan du journal, obligé de développer une longue exégèse pour faire comprendre cet humour particulier. Plus direct, Luz avait entrepris d’expliquer le dessin satirique aux « cons », dans une page quelque peu en contradition avec le dicton de « l’image qui vaut mille mots« .
Multiplier les explications d’un dessin de presse, genre de la lisibilité immédiate, ou insulter son lectorat (fut-ce au second degré), sont des manifestations paradoxales d’un problème qui n’est pas celui de la liberté d’expression, mais d’une rupture de l’entre-soi, bien repéré par plusieurs commentateurs:
« A l’ère d’internet, un dessin publie dans un magazine potache peut etre diffusé a n’importe qui à l’autre bout du monde. Et à l’autre bout du monde, vous aurez toujours quelqu’un pour dire ‘I find this offensive’, ‘C’est une honte’, etc. Si on doit penser a toutes les différentes sensibilités du monde des rezosociaux avant de dessiner un dessin, on ne dessine plus rien. » (Brambor sur le site de Rue89).
La faute à internet? C’est oublier que l’entre-soi et la lecture contextuelle sont des ressources largement mobilisées au-delà de Charlie. Lorsque le site identitaire FDesouche publie une revue de presse des agressions sexuelles en Allemagne, l’entre-soi du site permet d’éviter tout commentaire superflu: les convictions du lectorat le conduisent spontanément aux conclusions qui s’imposent. La blague ou le clin d’œil ont longtemps été les armes d’un Le Pen, s’adressant à un public prompt à compléter de lui-même les allusions à demi-mot1.
Ce n’est pas internet, mais les attentats qui ont fait exploser le microcosme de Charlie. Métamorphosé en symbole national, le magazine doit désormais affronter la lecture des « cons » par millions, exposé aux regards non seulement par l’indiscrétion des réseaux sociaux, mais par l’augmentation de sa notoriété – et de son propre tirage. Le caractère paradoxal de l’exercice a bien été aperçu par les commentateurs les plus pessimistes:
« Charlie devrait se saborder maintenant. Un journal comique devoirdemémoirisé par tous les pouvoirs institutiongnialisés du pays, y compris les plus sinistres et les plus chafouins, ça ne rime absolument à rien du tout et il est impossible pour quelque humoriste que ce soit qui se respecte de produire quoi que ce soit de valable là-dedans. Foutons-nous royalement de la gueule de Charlie Hebdo, c’est tout ce que ça mérite et c’est peut être le seul véritable hommage à leur faire en fait. » (DiaboloSatanas sur le site de Rue89).
MàJ du 2/05/2016: On peut lire en complément de ce billet l’analyse par Acrimed de l’éditorial du numéro de Charlie du 30 mars par Riss, qui met les choses au clair: “Iceberg, voile et jambon : à propos d’un éditorial de Charlie Hebdo”.
- Catherine Kerbrat-Orecchioni, “Discours politique et manipulation. Du bon usage des contenus implicites”, Le Discours politique, Presses universitaires de Lyon, 1984, p. 213-230. [↩]
37 réflexions au sujet de « Charlie, une caricature d’entre-soi »
« Charlie pas raciste » est un postulat très présomptueux quand même passons… Passons… Par contre ce qui me chiffonne un peu c’est d’oublier dans l’analyse que les caricatures SUR Charlie après les attentats on été unanimement critiquées voire même censurées (Charpie Hebdo), alors faire de Charlie Hebdo de la caricature ça fait doucement rire. De plus il va falloir arrêter de parler de Charlie des années 70 et des années 2000 comme la même chose… Alors qu’à part le nom, il n’y a pas grand chose en commun (surtout pas le talent).
La très belle définition de l’humour noir selon Wikipedia:
« L’humour noir est une forme d’humour qui souligne avec cruauté, amertume et parfois désespoir l’absurdité du monde, face à laquelle il constitue quelquefois une forme de défense.
L’humour noir consiste notamment à évoquer avec détachement, voire avec amusement, les choses les plus horribles ou les plus contraires à la morale en usage. Il établit un contraste entre le caractère bouleversant ou tragique de ce dont on parle et la façon dont on en parle. Ce contraste interpelle le lecteur ou l’auditeur et a vocation de susciter une interrogation. C’est en quoi l’humour noir, qui fait rire ou sourire des choses les plus sérieuses, est potentiellement une arme de subversion.
Empreint de fatalisme, pathétique par certains côtés, cet humour est forcément une source de gêne. Certains présentent d’ailleurs cette gêne comme un de ses ressorts, dans la mesure où le rire qu’il provoque doit gêner, voire donner honte, faire hésiter celui qui en rit entre sa réaction naturelle, le rire, et sa réaction réfléchie, l’horreur ou le dégoût. Suivant les cultures il évolue entre désespoir et raillerie et sera plus ou moins accepté en fonction de la force des tabous qu’il titille. »
https://fr.wikipedia.org/wiki/Humour_noir
J’ai éclaté de rire lorsque j’ai vu le dessin intitulé « migrants ». Un rire désespéré mais libérateur. On vit depuis un bon moment une succession d »horreur qui vont crescendo et pouvoir en rire c’est une façon de retrouver un peu de recul. Alors c’est vrai que si l’on peut rire de tout, on ne peut pas rire de tout avec tout le monde, mais est-ce une raison pour ce censurer?
Il y a beaucoup d’ironie dans tout ce qui c’est passé depuis le massacre des journalistes de Charlie, mais ce n’est pas de l’humour noir parce que c’est involontaire. Les locuteurs sont au premier degré. Réunir comme l’a fait Hollande une belle brochette des pires massacreurs de journalistes de la planète dans une grande manif pour défendre la liberté d’expression, ça aurait pu être une couverture de Charlie. Mais c’était pour de vrai. Dessiner des petites ailes et faire dialoguer avec Dieu ou St Pierre de grands bouffeurs de curés, quand c’est fait par des enfants qui vont au catéchisme, c’est mignon. Lorsque c’est fait, au premier degré, par des dessinateurs adultes, c’est pathétique. Demander à Johny de chanter dans un concert mémoriel…
Ce n’importe quoi est un peu à l’image d’internet. On dénonce beaucoup la violence d’Internet, les lynchages en ligne, la pédophilie, son utilisation par les groupes terroristes etc. Mais ce qui me frappe dans Internet c’est cette énorme machine à produire et à partager des jugements moraux, à se donner bonne conscience à peu de frais, qui n’est pas sans me rappeler le début des années 60, lorsque j’allais au catéchisme et que des dames très bien sous tout rapport, confites dans leurs certitudes, confondaient idéologie et morale chrétienne. Je ne connais pas les intentions du dessinateur du petit Aylan avec un stylo dans le dos. Etait-ce une caricature ou à prendre au premier degré? Ce qui est certain c’est que beaucoup de ceux qui ont repris ce dessin l’ont pris au premier degré, soulevé par une juste indignation, et on mis sur le même plan la noyade de cet enfant et sa citation dans un dessin de presse, sans même réaliser l’énormité de la chose. Les mêmes sans doutes qui sont prises en otage à chaque gréve des transports publics.
Charlie disparaîtra un jour faute de public.Tout passe. D’ailleurs, s’il n’y avait pas eu d’attentat, ce serait sans doute déjà fait. Mais depuis le bal tragique à Colombey, c’est probablement le journal que l’on a le plus cherché à censurer, et ça a été à chaque fois l’occasion d’une renaissance. Aujourd’hui, la partie dessin est faible, très loin de ce qu’elle a été. Les morts sont difficiles à remplacer. Mais je trouve que les textes sont dans l’ensemble très supérieur à ce qu’ils ont été. Le journal est en train de changer et on le lit aussi pour sa partie éditoriale.
Techniquement les doctes explications de Luz sont correctes. Mais comme Gunthert l’a fort bien explique, rien n’a de sens hors d’un contexte (surtout que le rire ne peut exister que dans une certaine communaute, au point qu’il cree cette communaute si besoin: Des gens qui rient ensemble se trouvent subitement des points communs). Et la on trouve quand meme une forte difference entre l’Hebdo Hara-Kiri et le Charlie Hebdo des annees 60-70 et celui d’aujourd’hui: Les dessins etaient essentiellement des auto-caricatures. Le dessinateur industriel devenu poete Kafkaien chez Gebe, le Professeur Choron, « Mon Papa », le Gros Degueulasse, le couple polaire « Grand Duduche / le Beauf », etc. etc. Dans les annees 60-70 dans « Charlie », Les immigres, les etrangers etaient toujours representes sous des traits moralement neutres, un peu comme le personnage sans caractere des pieces de theatre, avec lequel le spectateur peut s’identifier, et qui sert de faire-valoir aux personnages principaux, qui sont effectivement, tres souvent, betes et mechants. Et aussi, c’est important, des hommes blancs en position de pouvoir, ou de pouvoir relatif, bref des bourgeois rassures, persuades de leur haut niveau de civilisation. Maintenant, si Luz nous explique que rien n’a change, il faut se demander: Charlie a-t-il pour mission de servir de caisse de resonnance a la politique nationale? Et s’il se trouve, de fait, dans cette position, ne faut-il pas changer quelquechose? La premiere phrase de ce billet est tres profonde et tres problematique; Effectivement, il semble bien que Riss n’est pas Aylan. Et c’est bien un changement total, radical par rappport au Charlie des annees 60-70. Il suffit de regarder comment Gebe dessinait le cycliste assassine par des tueurs en voiture, comment Reiser ou Fournier dessinaient les morts, les cadavres, les amputes, les handicappes physiques et mentaux. Ils etaient ces personnages. Tout comme Kafka etait chacun de ses personnages. Aujourd’hui ou il est bien vu d’etre « Charlie », « Charlie » est qui? Question qui ne peut rester sans reponse, a moins que Charlie ne disparaisse completement.
Je n’ai pas l’impression que Riss se moque d’Aylan du tout. Je pense qu’il a une distance vis à vis de notre (à nous, humains) travers à vouloir tenir par une image (celle d’un petit garçon noyé abandonné face contre terre/mer), par trois mots (je – suis – Charlie), la compassion que nous sommes censés éprouver par média réducteur et simplificateur -et donc mensonger- interposé. Le rire qu’on exprime en regardant ce dessin est du même ordre que celui qu’on a eu lorsqu’on a découvert le y à la fin du nom de Wolinski (faute de frappe) sur la plaque de marbre dévoilée par les (faux) puissants du monde : une sorte de compassion frelatée, inutile mais tellement symbolique. Ca me fait souvenir de cette façon de nous proposer les « unes auxquelles vous avez échappé » : celle-ci est de cet ordre.
@Thierry: Votre commentaire confirme tous les aspects signalés dans mon billet, en particulier le fait que l’interprétation favorable du dessin doit s’appuyer sur de longues explications. Je suis frappé que des caricaturistes ne se posent pas la question de la contradiction entre la nécessité de ces justifications, dont la page de Luz fournit un magnifique exemple, avec l’art de l’ellipse et de la brièveté qu’est le dessin de presse.
La raison pour laquelle ils ne se la posent pas est également livrée dans la page de Luz: la bonne réponse, pour les dessinateurs de Charlie, est celle de l’entre-soi. Il y a ceux qui sont capables de comprendre « l’intelligence du dessin » et les autres, les nouveaux lecteurs, ceux qui sont si loin et n’ont jamais baigné dans l’humour de Desproges, bref, les « cons » (réponse par ailleurs conforme à la tradition du journal – même si, comme le note ci-dessus Laurent Fournier, les points de repère de cette géographie ont en réalité bien changé).
A signaler que la si fameuse formule de Desproges n’est rien d’autre qu’une parfaite énonciation de la règle de l’entre-soi. Quoiqu’en dise Wikipedia, l’une des principales ressources de l’humour consiste à tourner en ridicule les travers attribués à une catégorie de population – femmes, pédés, beaufs, noirs, arabes, juifs, belges, militaires, curés, fonctionnaires, etc… On comprend aisément que se moquer des noirs, comme le faisait par exemple Michel Leeb, doit se faire de préférence en compagnie de blancs racistes, qui partagent les a-priori et les références culturelles permettant de jouir de la blague…
@PCH: Je n’ai pas dit que Riss se moquait d’Aylan, mais de l’émotion suscitée par sa mort, c’est à dire de l’excès compassionnel qui a accompagné ce naufrage (et pas les autres). Pour m’être moi-même penché longuement sur ce cas, je peux tout à fait partager le jugement sur la surexploitation médiatique de l’image. Mais ne retenir que ce seul aspect, c’est ne pas avoir compris grand chose aux enjeux de la question des migrants, qui sert aujourd’hui principalement de chiffon rouge à l’extrême-droite. Si certains, à force d’entre-soi, pensent qu’on est encore sous Giscard, je crois au contraire que dans un pays où un tiers de l’électorat vote Front national, il y a une certaine urgence à renouveler sa vision des choses.
Ah, Desproges! On peut imaginer ce qu’il dirait aujourd’hui…
« On me dit que des refugies Syriens se sont glisses dans la salle? Vous pouvez rester. N’empeche, on ne m’otera pas de l’idee que, depuis 2013, de nombreux Syriens et Irakiens ont eu une attitude carrement hostile a l’egard de l’Etat Islamique. Il parait que certains ont meme attaque les camions-citernes qui alimentent nos pompes a essence, ici en France. Si c’est pas du terrorisme! S’attaquer au commerce civil. Meme si la pollution est un vrai probleme, d’ailleurs surtout du a l’explosion de la population dans ces pays-la. C’est un fait etabli que le niveau de pollution atmospherique a depasse toutes les normes acceptables, dans la nuit du 20 au 21 aout 2013 dans la banlieue de Damas ».
Et si Charlie, bien malgré lui je vous l’accorde, était devenu l’opposé de l’entre-soi.
L’entre-soi est une tendance que l’on retrouve dans toutes les sociétés à se regrouper géographiquement entre individus partageant les mêmes origines sociales, religieuses, culturelles. On se conforte dans son idéologie beaucoup plus que l’on ne se confronte à de nouvelles idées.
Internet en abolissant les distances aurait du faire exploser ce schéma et l’a en fait renforcé. On suit les gens qui partagent ses idées. On se fait signaler par ses amis les articles qui vont dans le sens de ce que l’on pense. Lorsque l’on va troller ses ennemis politiques, il ne s’agit pas de les comprendre, mais de les écraser. Même la publicité nous propose des biens culturels « qui pourraient nous plaire » sur la base de nos précédents achats.
Pendant longtemps, sous Giscard par exemple :), Charlie c’était l’entre-soi, comme tous les supports de presse d’ailleurs. On lisait l’Huma ou le Figaro, rarement les deux. Mais la caricature franco-française en raison de la mondialisation c’est retrouvée exposée à des cultures où elle était parfaitement incompréhensible.
Si le réponse suppose de longues explications, c’est bien parce que Charlie est sorti de l’entre-soi, de la complicité entre pairs, et est entré, bien malgré lui, dans un débat d’idées entre des gens très différents.
@Thierry: Oui, c’est bien cela que j’essaie d’expliquer dans mon billet…
Mais rien que pour ça, c’est plutôt bien que Charlie continue non?
A titre personnel, c’est en effet un bon fournisseur de controverses… ;)
Et bien non. Thierry, Andre Gunhert:
Hara-Kiri, suivi de l’Hebdo Hara-Kiri, suivi de Charlie Hebdo, n’etaient pas « l’entre-soi ». Justement pas. Essayez de remettre la main sur des vieux numeros de la fin des annees 60 jusqu’a 1980, et vous verrez que le fil conducteur etait plutot tenu, insaisisable, voire carrement absent. D’ailleurs ca s’engueulait parfois en salle de redaction, et ca se voyait meme dans le journal imprime, ou les redacteurs n’avaient pas peur de regler leurs comptes en prenant les lecteurs a temoin. Mais ne se faisaient pas de proces. Ca c’est venu bien plus tard, lorsque le deuxieme Charlie n’allait deja plus tres bien…
Non, le fil conducteur, c’etait le talent, le cote noir, desespere, mais surtout pas d’extreme-droite, surtout pas cynique, surtout pas content de soi. Et c’est tout. Ce fut le pari, le coup de genie de Cavanna et Bernier: Faire confiance au dessinateur, le pousser dans sa verite, croire en la verite du dessin. Et le resultat sera ce qu’il sera, imprevisible, mais toujours beau… forcement. Leur respect pour le dessin gardait a distance l’entre-soi et l’ideologie. Charlie n’avait pas d’ideologie, il mettait le feu a toutes les ideologies.
Charlie n’a pas ete cree pour repondre a une demande, pour cibler un public. C’etait un journal impossible, fait par des gens consideres comme a moitie fous, pour un public qui n’existait pas. Il a petit a petit cree une communaute, assez eparse et heteroclite, de lecteurs. Ce n’est pas le groupe, l’entre-soi qui a cree le journal, c’est le journal qui a cree une sorte d’entre-soi, qui est devenu aujourd’hui sa malediction.
Avant de rejoindre l’equipe d’Har-Kiri, Reiser et Fournier avaient publie des dessins dans des journaux d’extreme-droite au tout debut de ce qu’ils n’osaient meme pas imaginer que ca deviendrait leur « carriere », qui fut d’ailleurs courte. Ils sont revenus de loin. Ils etaient a des annees-lumieres de l’entre-soi.
Donc, cette expression « les cons », si populaire dans Charlie de cette epoque, c’etait pour designer ceux qui etaient bien certains de ne pas l’etre, con.
Mais ceux de Charlie n’etaient eux-memes pas si sur de ne pas l’etre. Con. Regardez les « romans-photos » de Hara-Kiri ou ils se mettaient en scene eux-memes. Sans hesiter a se montrer sous leurs traits parfois cruellement veridiques, comme des auto-caricatures.
Si Foucault avait pu ecrire une sorte de « preface » a « Charlie Hebdo » il aurait peut-etre pu ecrire: « Ce journal essaye d’etre une introduction a la vie non-conne ».
Maintenant si le refuge, l’excuse de Charlie c’est l’entre-soi et la defense du caractere national… Et bien c’est un aveu assez triste, un signe supplementaire que l’Hara-Kiri est peut-etre maintenant consomme.
Entre ceux qui se servent de la tradition pour justifier les choix d’aujourd’hui (voir Annie Duprat http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1469844-dessin-de-riss-dans-charlie-hebdo-la-violence-fait-partie-de-l-histoire-de-la-caricature.html), et ceux qui l’idéalisent pour mieux les disqualifier (façon Denis Robert), on voit que la mobilisation de l’époque Hara-Kiri/Charlie première manière est tout aussi problématique que l’interprétation des dessins du Charlie actuel… ;)
Disons simplement que la provocation (plutôt que l’humour) est un art difficile, qui ne trouve sa justification que dans sa pertinence. Quelle est celle du dessin de Riss? L’existence même de la controverse apporte une réponse sans ambiguïté à la question.
Cher André Gunthert,
Quelle violence malgré tout dans votre bref papier. Par deux fois, il se conclut sur une demande d’arrêt du journal : d’abord par le commentaire repris de Diabolosatanas, puis par la photographie dont le sens se voit relu par ce même commentaire (je n’ai pas besoin d’insister sur ce point avec vous). Par deux fois : de manière insistante donc, mais sans jamais que cette proposition ne soit reprise à la première personne.
Saut linguistique révélateur, et assurément signifiant : car, de fait, il n’y a aucun moyen simple de passer de l’analyse menée en personne propre à la conséquence insistante / implicite. L’analyse sur la mutation de la réception ne pose pour sa part aucun problème. Elle n’est pas éloignée de celle proposée par Luz dans la page que vous citez, et il est faux, de ce point de vue, de prétendre que les dessinateurs n’ont pas réfléchi au paradoxe qui les touchait (et qu’exemplifie effectivement très bien la page en question) : Luz se retirant de Charlie Hebdo a tenu explicitement un raisonnement fort proche du vôtre. Mais Luz se retirait. Vous ne pouvez pour votre part que souhaiter l’arrêt du journal de l’extérieur. Or toute proposition, aussi bien que les images que vous commentez, ne prend sens que par un contexte qu’elle ne peut prétendre maîtriser entièrement. Et dans ce cas particulier, vous ne pouvez faire que cet arrêt de Charlie Hebdo ait aussi été un des buts premiers des assassinats de janvier dernier.
La position de Riss, de poursuivre le journal et de maintenir une ligne difficile, tient d’abord à ce contexte-ci, pas moins évident que celui d’une officialisation absurde d’un journal contestataire. Dans une telle situation, et sans sortir de la lecture des images, on ne peut que souligner le paradoxe cruel auxquels sont soumis les quelques rescapés du journal. Prendre parti, de l’extérieur qui plus est, suppose une argumentation sans commune mesure avec celle que vous développez explicitement, et qui ne tient compte que d’une partie du contexte. J’irais même un cran plus loin : à défaut de vous en tenir à l’analyse de l’image et de sa réception, à même d’expliquer la situation et de la rationaliser / dédramatiser en partie, ne risquez-vous pas de relayer la violence de cette même situation ? Sans même offrir quelque libération par l’humour noir ?
Respectueusement,
Emmanuel Rubio
Ecoutez, si jamais ça faisait le moindre doute, je ne souhaite évidemment l’arrêt d’aucun organe de presse, pas plus Charlie qu’un autre! Mais que cette hypothèse se manifeste, comme vous le notez vous-même, est évidemment une information qui mérite d’être relevée. Non pas pour la relier à l’attentat (car si toute l’intelligence des lecteurs de Charlie devait se résumer à faire l’amalgame de n’importe quelle critique avec le terrorisme, on pourrait effectivement fermer boutique…), mais pour ce qu’elle indique de contradictions qui sautent aux yeux, et que votre commentaire documente à son tour.
Faudrait-il interdire alors toute discussion sur Charlie? Dénoncer tout avis « de l’extérieur »? Réclamer la bienveillance obligatoire pour ceux qui ont statut de rescapés? Vous serez d’accord que l’idée même de poursuivre la publication sous sa forme habituelle contredit cette hypothèse. Il ne reste en fait pas d’autre choix à la rédaction que de subir des critiques qui prouvent finalement que le goût de la provocation de Charlie est bien vivant.
Ah! Et pour ce qui est de la « violence » de ma photo… Vous avez pensé au second degré (et à l’humour noir) ? ;)
Entre vous et moi, je ne sais pas si cela faisait le moindre doute, mais que 3 commentateurs sur 5 se posent explicitement la question de la disparition de Charlie montre assez l’efficacité d’un dispositif rhétorique implicite. Peut-être d’ailleurs les deux autres étaient-ils plus dans « l’entre-soi » dont vous parlez… (Analyse de la réception pour analyse de la réception… ;))
La question de la fermeture du journal n’en est d’ailleurs qu’une parmi d’autres, aisément relayée par celle d’une modification de la pratique à l’aune du public nouveau. A en croire votre premier commentaire, les dessinateurs, encore mentalement « sous Giscard », ne se seraient même pas posé la question du paradoxe nouveau auquel ils étaient confrontés. Ce qui n’est pas juste (je reviens sur l’attitude postérieure de Luz), mais laisse aussi entendre (ou peut laisser entendre) que la considération de ce paradoxe renouvellerait leur pratique. Or s’ils se sont posé la question, on peut aussi bien en déduire qu’ils poursuivent certaines manières en toute connaissance de cause – le problème relevant de choix politiques, de pressions contextuelles aussi bien, et non de l’analyse de l’image et de sa réception.
Le tout pour dire qu’il ne s’est jamais agi de refuser la moindre discussion sur Charlie Hebdo, comme vous m’en prêtez étrangement le désir (et que serais-je en train de faire, alors ?). Mais de rétablir un contexte plus complexe, et de souligner le décalage entre un dispositif rhétorique et un dispositif logique dont je persiste à croire qu’à ces discussions, il peut apporter quelque chose de différent, de rationnel en un mot, que nous venons justement chercher sur ce blog.
(De ce point de vue, et sans développer, la formule « Riss n’est pas Aylan », elle aussi placée en position stratégique (en ouverture), conduirait aisément à la même discussion. Assurément percutante, elle est à la fois trop rapide et trop chargée pour créer un véritable contexte d’analyse partagée.)
J’avoue que je ne comprend pas exactement votre point. S’il ne s’agit que de réfuter une analyse par l’argument du “c’est plus compliqué que ça”, soit! – rendez-vous dans deux ans dans une revue savante, et discutons d’autre chose sur ce blog, consacré par définition à des formats plus modestes… ;)
Désolé de vous décevoir (si c’est de cela qu’il s’agit): je n’ai aucune envie d’entreprendre une analyse sociologique de la pratique du dessin de presse à Charlie (même si c’est certainement un bon sujet de master ou de thèse). Quoique plus développée que la majorité des comptes rendus de presse, ma contribution n’en reste pas moins utilitaire, et liée à mon propre agenda: après avoir expliqué à mes étudiants que l’interprétation des images reposait essentiellement sur la prise en compte du contexte, le cas Riss me tendait les bras. Je me suis borné à lui appliquer ma méthode favorite: l’analyse des interprétations, que je recommande, car elle permet de restituer une objectivité à l’herméneutique sinon toujours problématique des images. Reportez-vous à mon billet “Une image vaut-elle vraiment 1000 mots?”, vous comprendrez aisément qu’un dessin qui suscite une telle controverse a tout pour me réjouir!
Sur Giscard, c’est juste une façon (énervée) de moquer la justification obligée du dessin de Riss par la tradition, Choron et Hara-Kiri (voir p. ex. Annie Duprat), et de suggérer que cet argument n’est peut-être pas tout à fait satisfaisant. Oui, comme le soulignent ci-dessus plusieurs commentateurs, l’époque a bien changé (il est d’ailleurs à craindre que nous ne jugerions plus avec la même bienveillance les provocations de Choron: https://www.youtube.com/watch?v=ZHRDyBS8bZk ).
Merci en tout cas pour vos réponses. Ce blog, dût-il se prêter lui-même à des effets de réception multiples, ne manque pas de donner à la discussion une véritable place. Que tout ne puisse se régler dans le format de la discussion n’y enlève rien.
Que la tuerie du 7 janvier 2015 aie eu pour but de mettre a mort Charlie Hebdo, c’est evident. Une mise a mort rituelle, dont il est d’autant plus difficile de se remettre que la victime etait « bien preparee », bien « appretee », dans la justification de sa mise a mort spectaculaire, justification percue comme legitime des deux cotes, apparemment opposes, de la guerre des civilisations: 1) la presse anglo-saxonne qui n’a pas pu s’empecher de rappeler de maniere repetee « ils l’avaient quand meme un petit peu cherche », et 2) la nebuleuse des fanatiques d’operette d’Al-CIAeda, avec leurs videos faussement « amateur », leurs declarations faussement « fanatiques » et leurs mises en scene bien lechees. Justification encore alourdie par les petits soldats qui voudraient maintenant reduire Charlie Hebdo a des obsedes du « blaspheme ». Malheureusement, dans ce contexte, evoquer « l’entre-soi » n’est pas une strategie de survie, c’est a peine une epitaphe.
«Que la tuerie du 7 janvier 2015 aie eu pour but de mettre a mort Charlie Hebdo, c’est evident.» Vous êtes sûr? Vous avez discuté avec les frères Kouachi? La seule chose qui me paraît certaine, c’est que les auteurs de l’attentat avaient pour but de commettre un acte terroriste, le premier en plein Paris depuis 1996. Leur associé s’en est pris deux jours après à un supermarché – guère de rapport avec le blasphème ou la liberté d’expression… Désolé, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que quand on interprète les attentats un peu comme des œuvres d’art (les terrasses de café et le « style de vie » parisien, pour les attentats de novembre, c’est une blague: c’est au Stade de France qu’il aurait dû y avoir le plus de morts… Qu’est-ce qu’on aurait dit alors? Qu’on essayait de tuer le foot français?), c’est qu’on manque sérieusement de données et de preuves tangibles…
« interpreter les attentats comme des oeuvres d’art »… La j’ai du mal a suivre. Si vous voulez dire qu’il ne faut pas chercher a comprendre le mobile du crime (comme on chercherait a comprendre l’intention de l’oeuvre d’art) et bien la comparaison est osee!!! La definition du terrorisme c’est quand meme l’action politique par la violence contre la population civile. Avec tout ce que ca comporte de mise en scene, de communication, etc. Refuser d’essayer de comprendre cela c’est se priver d’elements essentiels pour comprendre la realite. Pas la peine de parler d’oeuvres d’art…
« on manque serieusement de donnees et de preuves tangibles »… Je suis bien d’accord avec vous! Mais que faire sinon partir de la seule preuve tangible dont on dispose: Les effets des attentats sur sa propre vie et celles de ceux que l’on connait, et essayer de rassembler soi-meme les pieces du puzzle? C’est moins risque que de croire des theories.
Ce que je veux dire, c’est qu’en l’absence d’informations, tout le monde s’est lancé dans un travail d’interprétation, c’est à dire de projection de signes, du genre de celui qu’on produit habituellement sur une image ou une œuvre d’art, à partir notamment des cibles des attentats (les dessinateurs de Charlie = attentat contre la liberté d’expression; les terrasses de café = attentat contre le lifestyle frenchie…) – un impressionnisme rarement appliqué en matière criminelle! Si l’on se souvient que ce sont les politiques (et Hollande en premier lieu) qui ont lancé cette vogue, et qu’un premier ministre demande en parallèle de ne surtout pas chercher à comprendre, on peut commencer à se poser quelques questions – pas sur les attentats, bien sûr, mais précisément sur le sens qu’on leur donne. Rien que le lien qui a été fait immédiatement entre ceux de janvier (revendiqués par Al Quaida) et ceux de novembre (revendiqués par Daech) est problématique… Bien sûr, ce n’est pas en regardant, comme on le fait obstinément à Charlie, du côté du religieux, qu’on apercevra la part de manipulation politique de ces tragédies…
Je discutait avec un psychiatre qui me disait être sidéré du fait que Charlie Hebdo s’attaque au tabou de la mort (au surplus dramatique). Il estime qu’un pas social a été franchi et il le jugeait dramatique.
Ce ne serait pas la première fois… Le sens de ma formule initiale, c’est qu’“Aylan”, comme “Charlie”, ne sont pas seulement des événements ou des destins individuels, mais des causes et des symboles. C’est cette part qui est évidemment moquée par Riss – qui a malheureusement oublié d’appliquer à Charlie la même ironie…
Charlie Hebdo a fait des Unes et des pleines pages d’un humour ravageur pour la mort de De Gaulle, la mort de Fournier, la mort de Reiser… pour ne compter que les plus mémorables. La mort n’a jamais été un « tabou » pour les dessinateurs de Charlie. En plus, le dessin en une pour la mort de Reiser était de Reiser lui-même: Ils ont repris celui qu’il avait fait pour la mort de Franco! Une illustration on ne peut plus explicite de ce que j’évoquais plus haut: Les dessinateurs de Charlie Hebdo, dans leurs meilleurs dessins, s’identifient avec les victimes et les morts qu’ils représentent, même lorsqu’il s’agit d’un « méchant officiel » aussi emblématique, aussi unanimement hait, méprisé, que le général Franco… Le contexte du dessin était différent, dans le premier cas il évoquait les rapports médicaux officiels, rassurants jusqu’à la dernière minute, alors que tout le monde attendait que le vieux dictateur qui avait massacré tant de civils et fait condamné à mort et torturé tant d’opposants, casse enfin sa pipe, et dans l’autre l’empathie et l’admiration pour un dessinateur au talent unique. On peut se demander si un tel geste serait encore possible aujourd’hui. Quoique Luz s’en approche en un sens, avec sa Une « tout est pardonné », dont il est difficile de savoir ce qu’il veut dire exactement, dont on ne sait pas s’il représente Mahomet ou Luz lui-même, ou tout simplement le lecteur, ou un péquin lambda qui pleure les morts sans se soucier de savoir s’il sera la prochaine victime sur la liste du terrorisme mondialisé, bref chacun sa lecture mais on sent qu’il y a quelque chose de juste dans ce dessin, qui poursuit cette tradition du dessin plus fort que toutes ses interprétations. Bref… la mort ? jamais été un tabou à Charlie Hebdo!
@ André Gunthert
Avez-vous vraiment écrit : « Leur associé s’en est pris deux jours après à un supermarché » ? « Un supermarché » ?? Je reconnais très volontiers qu’on ne puisse pas tout déduire de l’identité des victimes des attentats, notamment de novembre (effectivement bien différents de ceux de janvier)… mais la dénégation est ici un peu forte.
L’assassinat de la rédaction de Charlie Hebdo est, en tout état de cause, un assassinat ciblé, ne dépendant absolument du hasard. Ce n’était pas, et de loin, la cible la plus facile que la capitale pouvait offrir, et la cavale (nous le savons trop bien depuis novembre) eût pu donner lieu à bien d’autres meurtres. Quant aux frères Kouachi, il me semble qu’ils ont été assez clairs : 1. En affirmant avoir « vengé le prophète », 2. En se revendiquant d’un groupe qui avait justement voué Charb à l’exécution au nom des caricatures du même.
Pour ce qui est du lien avec l’antisémitisme de l’attaque de l’Hyper Cacher (nommons-le ainsi, si vous le voulez bien), un certain discours présent depuis des années au Moyen Orient, qui a substitué à l’oppression des palestiniens ou de tel autre peuple l’oppression des musulmans (dont ferait partie le « blasphème » venu d’Europe aussi bien que l’occupation israélienne, redéfinie en occupation « juive ») en rend assurément compte.
Que nous n’analysions pas les choses comme cela, que l’amalgame y soit évident, n’empêche pas ce discours global d’exister et d’avoir trouvé des groupes d’expression de plus en plus extrêmes, dont celui dont se réclamèrent les assassins de janvier. Que ce discours rencontre une situation française bien particulière, que le gouvernement ne veut absolument pas affronter (nous sommes d’accord sur ce point) ne l’empêche pas non plus d’exister. Et l’on risque de dangereux raccourcis à vouloir en faire l’économie.
@Andre Gunthert:
«Que la tuerie du 7 janvier 2015 aie eu pour but de mettre a mort Charlie Hebdo, c’est evident.» Vous êtes sûr? Vous avez discuté avec les frères Kouachi?
Je suis sur? Oui. Un obstacle important pour l’entree de la France dans la guerre de civilisation etait Charlie Hebdo. L’obstacle s’affaiblissait certes, progressivement depuis 2001, mais il demeurait. Sa mise a mort spectaculaire a rempli deux fonctions: 1. Reduire au silence les auteurs et dessinateurs qui, malgre certaines apparences, etaient des obstacles de taille a l’entree pleine dans la guerre, et 2. En faisant de Charlie Hebdo un symbole de l’unite nationale, enfermer les eventuels survivants dans un carcan difficile a reconnaitre et donc a surmonter. Une operation de « bouc emissaire » a la Rene Girard, bien caracterisee.
J’ai discute avec les freres Kouachi? Non. Et malheureusement les organisateurs ont veille a ce que personne ne puisse le faire. Mais de toutes facon il serait bien plus interessant de discuter avec Francois Molins.
D’ailleurs, un autre auteur que notre premier ministre devrait lire en urgence, en plus de Hanna Arendt, c’est Rene Girard.
@Laurent Fournier: Votre commentaire illustre bien mon propos. L’absence d’informations détaillées, en particulier à propos des motivations de l’attentat, laisse libre cours à l’interprétation, qui est un exercice de projection ouvert, dépendant des compétences ou des références personnelles, proche de l’herméneutique des augures (ou de la critique d’art). François Molins se livre volontiers à cet exercice divinatoire (relire mon billet sur le terrorisme imaginaire).
@ Andre Gunthert: Votre reponse est (comme la page de Luz) techniquement correcte, et surtout coherente avec l’objet de votre blog. Je n’insiste donc pas. Je tiens quand meme a dire qu’il est remarquable qu’un blog qui s’efforce de clarifier de maniere objective le contenu et le role des images est, a ce jour, encore un des trop rares lieux sur l’internet (ou les media) francophones, qui non seulement refuse de servir de caisse de resonnance -ou pire, d’embellissement- aux communiques de l’etat, mais jette une lumiere crue sur le contenu objectif des images memes qui aujourd’hui sont le support principal de la politique. Bravo donc pour votre travail.
Arendt avait couvert le proces Eichmann, Riss a couvert le proces Papon. Tous deux de maniere fine, remarquable, meme si avec des moyens differents, l’une par l’ecriture, l’autre par le dessin, et avec un point de vue different, Arendt combinant les rappels historiques avec son analyse du proces, dans une synthese impressionante, qui lui permet de mettre en perspective les evenements du proces et de s’en distancer, et Riss se concentrant uniquement sur le proces lui-meme, avec, peut-etre pour consequence, un peu moins de distance. On pourrait esperer que Riss entreprenne a nouveau un tel travail, c’est le genre de travail qui « laisse des traces » plus positives, constructives et creatives que des grincements de dent au troisieme degre…
En complément à la discussion, des informations plus précises ont été livrées par la justice allemande à propos des agressions de Cologne, renversant une image dont les biais semblent provenir de sources policières politiquement orientées. Plus de 60% des agressions n’étaient pas à caractère sexuel mais des vols. Sur 58 agresseurs, 55 n’étaient pas des réfugiés (seulement deux réfugiés Syriens et un Irakien). On lira avec intérêt le commentaire de Patric Jean:
https://blogs.mediapart.fr/patricjean/blog/140216/agressions-sexuelles-de-cologne-un-renversement-revelateur
Patrick Jean aurait du suivre d’un peu plus près les déclarations des policiers allemands, Le Figaro et Libération qui ont évoqué très tôt une criminalité organisée d’origine maghrébine comme principale responsable des agressions.
Et c’est loin de mettre fin à la polémique sur l’immigration
http://immigration-turque.blogspot.com/2016/01/surdelinquance-maghrebine-les-turcs-de.html
http://www.liberation.fr/planete/2016/01/22/cologne-le-revelateur-d-un-echec-d-integration_1428390
Dès le début, selon les témoignages, ce n’était pas très clair si les agressions sexuelles étaient une fin ou un moyen pour dépouiller les victimes.
@Thierry: Les précisions que tu indiques sont arrivées plus tardivement, alors que l’émotion initiale suscitée par l’événement, dans la foulée du jour de l’an, s’était focalisée sur la question des migrants. Le dessin de Riss, qui n’aurait aucun sens sans le rapprochement des agresseurs avec les migrants syriens, documente précisément ce premier état de la réception.
A ranger dans la documentation du stéréotype enfourché par Riss: la couverture du magazine polonais wSieci « Le viol islamique de l’Europe »:
https://www.washingtonpost.com/news/worldviews/wp/2016/02/18/the-so-called-islamic-rape-of-europe-is-part-of-a-long-and-racist-history/
« Le stereotype enfourche par Riss »… phrase cruelle, mais avec laquelle je suis d’accord.
On ne va pas demander a Charlie Hebdo de faire du journalisme d’investigation afin de se donner les moyens d’une opinion independante, ca n’a jamais ete leur methode, enfin presque jamais. Mais presque toujours ils ont eu du flair: Leurs caricatures des annees 1960-70 sont non seulement encore regardables et intelligibles, elles sont encore tres tres droles. Ils etaient en avance sur leur temps, prouvant que l’intelligence du coeur peut decoder les evenements, et ainsi justement eviter « d’enfourcher les stereotypes ». Art difficile, il est vrai, mais si on n’y arrive pas ce n’est pas la peine. C’est peut-etre la seule chose qui distingue une caricature de Charlie Hebdo d’une caricature d’extreme-droite. Il ne faudrait pas que les deux se rapprochent.
La caricature fonctionne nécessairement sur le stéréotype. Elle ne fonctionne que parce que l’on identifie immédiatement la volonté de caricaturer et la symbolique élémentaire du trait. A tel point d’ailleurs qu’elle en devient difficilement intelligible lorsqu’on la redécouvre dans une autre époque ou une autre culture.
http://a395.idata.over-blog.com/2/31/51/01/781/Fr-UK.jpg
Ce qui justifie d’ailleurs pleinement le titre d’André Gunthert.
Mais on pourrait dire la même chose de n’importe quel forme d’humour qui fonctionne sur le second degré. C’est toujours de l’entre-soi. Ainsi Le Gorafi est immédiatement identifié comme de l’humour par ceux qui sont dans l’entre-soi et souvent pris au premier degré par les autres.
Et le dessin de Riss c’est un peu la totale avec de la caricature et du second degré (ce qui n’est pas nécessairement le cas de la caricature).
Mais l’entre-soi est-il nécessairement détestable? Est-ce que toute culture n’est pas un entre-soi? La foi comme l’agnosticisme par exemple?
Thierry, vous avez tort et raison a la fois. Raison, parce que aucun humour n’est possible s’il n’y a pas un langage commun, donc -par definition- de l’entre-soi. Mais vous avez -surtout- tort, parce que l’humour c’est justement briser l’entre-soi convenu, pour faire apparaitre un entre-soi insoupconné, surprenant, qui n’est donc plus vraiment un « entre-soi » car il réunit des gens qui se retrouvent en fait tout surpris d’etre ensemble. Je me souviens de Romain Bouteille qui disait a la radio, après avoir imité différentes sortes de rire, « Quand vous entendez quelqu’un rire, c’est un moment unique car la personne se revele entierement, vous savez exactement ce qu’elle pense ». Charlie Hebdo n’a pas ete cree sur la base d’un entre-soi et s’il est encore vivant c’est dans l’exacte mesure ou il n’est pas devenu un entre-soi ou il n’a pas cede a la facilite de se soumettre a une idee « patrimoniale » de Charlie-Hebdo. Ce n’est pas facile de survivre a un tel heritage, a un tel patrimoine, mais j’espere que c’est le cas.
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