Gilets jaunes: un mouvement qui s’écrit en vidéos

Je reproduis ci-dessous le texte de mon entretien avec Géraldine Delacroix, publié le 17 janvier sur Mediapart.


  • André Gunthert, chercheur en histoire visuelle, revient sur les vidéos des affrontements entre gilets jaunes et forces de police, vidéos devenues symboliques de la crise médiatique et de la prise du pouvoir sur le récit par les gilets jaunes, mais aussi par l’ensemble des internautes.
Vintage Tran, Acte 4, 08/12/2018 (photogramme).

«Gilets jaunes et médias, deux mondes qui se regardent sans se comprendre», titrait Mediapart il y a quelques jours. Le divorce est bien consommé entre le mouvement social et les médias, coupables de s’être, pour beaucoup, calés « sur la position du pouvoir », et balayés par la volonté de désintermédiation des gilets jaunes. Et il est même plus large, estime André Gunthert, enseignant-chercheur en histoire culturelle et études visuelles à l’EHESS : « Ce ne sont pas seulement les gilets jaunes qui ont eu un problème d’information, c’est l’ensemble du public qui s’est trouvé face à une désinformation. » Un déficit d’information qui explique le succès des vidéos, amateurs ou venues de nouveaux médias présents uniquement sur le Web, vidéos qui offrent « une illusion irrépressible de réalité ». Entourées d’intenses discussions, les vidéos créent « une perception participative, collective », capable de reconstruire le fil des événements comme de démonter les rumeurs. Pour un résultat « jamais vu ». Entretien.

Mediapart : Comment analysez-vous le fossé qui s’est creusé entre les gilets jaunes et les médias?

André Gunthert : Nous sommes aujourd’hui dans une situation très particulière, née de la crise sociale et politique, et qui s’accompagne d’une crise médiatique, qui n’existait pas il y a une semaine.

Pendant deux mois, du 17 novembre au 10 janvier, une écrasante majorité de médias se calent sur la position du pouvoir, en particulier les grands JT et les chaînes d’info. Et ce à partir d’une dichotomie aujourd’hui claire : exposition des violences des manifestants et dissimulation à peu près complète des violences policières (lire à ce sujet l’article d’Arrêt sur images). Le premier blessé au JT de France 2, c’était lundi 14 janvier, le jeune garçon blessé à Strasbourg.

Samedi 5 janvier, pour l’acte 8 des gilets jaunes, Libération titre «Médias et gilets jaunes, le grand fossé». La description est claire : le journalisme n’est pas remis en cause par Laurent Joffrin; les gilets jaunes, explique Vincent Glad, ont développé un système d’information autonome sur Facebook ; et c’est mal, car ça les met dans une bulle de filtres et ils abandonnent les médias. C’était ça, Libération, il y a dix jours. Rien sur le problème du traitement médiatique.
Le virage se produit le 7 janvier avec l’interview sur Le Média du journaliste indépendant David Dufresne (qui collabore également avec Mediapart). Diffusée en accès libre, elle met sur le phénomène les mots d’un journaliste crédible, connu, indépendant, qui tient un décompte et analyse la stratégie des forces de l’ordre.

C’est le lendemain que Jean-Michel Aphatie, d’un coup, «jaunit» son discours. Cette émission participe à la construction d’une compréhension de ce qui est la répression la plus dure dans un pays démocratique depuis Mai-68.

Puis le 10 janvier, le CSA réunit les chaînes d’information (lire l’article du Monde). On comprend que les télés ont déjà ressenti un problème d’audience à travers les propos de Mémona Hintermann-Afféjee, la conseillère du CSA chargée de ce dossier : « L’audience, c’est la clé de voûte, car le danger pour [les chaînes], c’est le jour où des groupes entiers vont dire : “Vous ne nous représentez plus, vous nous insultez, on ne vous regarde plus…” »

Résultat, le samedi 12, France 2 ne montre aucune violence [de la part des gilets jaunes – ndlr] alors qu’il en existe un peu, et souligne qu’il y a du monde dans les manifestations.

Et mardi 15 janvier, le 20 heures de France 2 consacre deux sujets (à voir ici et là) aux violences policières…

Ce qui s’est passé, ce n’est pas simplement que les médias se sont aperçus qu’ils étaient à côté de la plaque. Ce ne sont pas seulement les gilets jaunes qui ont eu un problème d’information, c’est l’ensemble du public qui s’est trouvé face à une désinformation. Aujourd’hui, il n’est plus possible de maintenir cette asymétrie, car par les réseaux sociaux viennent les informations de petits canaux.

Les médias mainstream n’ont pas fait leur travail d’arbitre entre deux camps qui s’opposent. Cela a duré assez longtemps pour que le public le voie, s’adapte et change de paysage informationnel, qu’il se déplace de l’info dite officielle vers l’info alternative pour résoudre ce problème de compréhension. Il y avait des choses qui ne collaient pas.

Les vidéos l’ont «emporté» sur le journalisme, écrivez-vous dans votre blog. Comment cela s’est-il produit?

En l’espace d’un mois, on a vu combien s’est multipliée la “conversation”. Les montées de conversation sont normales en temps de crise, et liées au déficit d’information. Les vidéos interviennent précisément à ce point.

Regarder le journal télévisé, c’est confortable, tout le monde préfère ; donc si les gens ont fait l’effort d’aller chercher tout seuls l’information et de la « bricoler » (c’est du temps, du travail, de l’effort), c’est un indicateur très puissant du déficit d’info, voire de la faillite des grands médias.

Les vidéos, ce sont de petites séquences non montées, qui viennent de témoins occasionnels, mais aussi de jeunes journalistes, de petites agences, de Rémy Buisine pour Brut, de Clément Lanot ou Line Press – il n’y a pas de vidéos de l’AFP ni des grands acteurs.

Et il n’y a pas de césure entre les petites vidéos amateurs, vernaculaires, et celles de Brut et autres : parce qu’elles sont diffusées sur les mêmes canaux, et parce que Brut imite, émule, le format inventé par Internet qui est celui du rush, du son direct. Le nom Brut est tout à fait clair et souligne même le caractère de crudité des vidéos.

Les vidéos de Brut sont celles qui ont été le plus discutées, celles qui ont déplacé le public. Le tri social, la vitalité de la conversation, sélectionnent une poignée de vidéos que tout le monde a vues et qui deviennent l’objet principal de la conversation.

Les vidéos sont-elles considérées comme plus véridiques?

Les vidéos, ce sont des documents, on les regarde pour l’info qu’ils contiennent. Ce ne sont pas des images, des icônes, mais de l’information visuelle. Le critère est de savoir si elles apportent de l’info ou pas.

La crédibilité des vidéos est un facteur très important pour un public en recherche d’information, en déficit par rapport à ce qu’il attend, aux prises avec des récits contradictoires. La vidéo est en apparence un outil fiable pour remédier au déficit d’info. Sans les vidéos et leur crédibilité, il n’y aurait pas eu d’information alternative. Ces éléments sont d’ailleurs présents sur Internet depuis 2011 et les révolutions arabes. Plus récemment, l’affaire Benalla c’était déjà ça.

Quelles sont les caractéristiques des vidéos les plus partagées, les plus discutées ?

D’abord elles sont très courtes, d’une à deux minutes. On y voit une action, quelque chose qui se passe, et pour que cela fonctionne il faut toute l’histoire, comme dans le cas du boxeur Christophe Dettinger, une vidéo très bien faite de Line Press.

C’est une action finie, un matériau autosuffisant. Une information que chacun pense capable juger de lui-même, dans la position du journaliste. On a l’impression de comprendre et l’illusion, donnée par l’audiovisuel, d’avoir été présent. Ce sont des illusions mais ce qui est important, c’est comment les gens le ressentent. Il y a une illusion irrépressible de réalité que montre bien la vidéo du boxeur : il fait l’objet d’un travelling et d’une focalisation qui l’isole. Pourtant, quand on regarde, on s’aperçoit que les CRS ont commencé à reculer avant que ne surgisse Dettinger : ils sont dans une opération de retrait. Ce n’est pas Dettinger qui fait reculer les policiers, pourtant c’est ce qui le transforme en héros.

Ensuite, la disponibilité est un facteur très important : on voit en lisant les commentaires que les gens regardent les vidéos plusieurs fois, pour bien comprendre ce qui se passe – ce qui n’est pas possible sur BFM.

Les débats autour des vidéos améliorent-ils la qualité de l’information?

Ce qui a monté au cours du mois, c’est la critique conversationnelle. Toutes les vidéos ne sont pas prêtes à consommer. Souvent, il y a un « établissement de la source » par la conversation. C’est une critique participative. Énormément de gens sont présents en ligne le samedi soir et dans la nuit du samedi à dimanche. Le crowdsourcing agit. Les fake news ne survivent pas 24 heures, comme l’a bien montré le cas de Coralie, qui n’a jamais existé.

Et ça marche dans l’autre sens, de façon encore plus importante: la conversation établit la signification, la lecture, l’interprétation. Il y a des controverses. Le premier grand débat a eu lieu autour de la vidéo de Mantes-la-Jolie, le 6 décembre : c’était la première fois que je voyais ça. Il y a eu deux lectures de la vidéo, une de droite et une de gauche, son authenticité n’étant pas remise en cause. Cela a produit quelque chose de très intéressant, pas lié à l’image, mais à la façon de percevoir les enfants, la jeunesse. Vous ne regardez pas seulement la vidéo, vous regardez aussi ce que les gens disent. Il y a une perception participative, collective.

Dans le cas de la vidéo des motards aux Champs-Élysées, la conversation a fait surgir de nouvelles informations. On est loin de la vision de l’information qu’ont les professionnels. Dans le cas du “boxeur” ou des motards, la lecture se stabilise au bout de 48 heures et les journaux et chaînes de télé reprennent la lecture stabilisée. Les médias sont à la remorque de la conversation, qui a pris les commandes de l’identification de la source principale.

C’est un basculement?

On vit quelque chose qu’on voyait venir, mais à ce degré je ne l’ai jamais vu. C’est une révolution médiatique. Le problème initial, c’est le déficit d’information, sinon on aurait continué à regarder BFM. Quand on va chercher de l’information tout seul, on le fait parce qu’on n’est pas satisfait de l’offre proposée. Évidemment, tout le monde ne fait pas ça, c’est la pointe avancée. Mais les gens qui le font sont devenus visibles au point d’influencer les médias. C’est un groupe très important qui est en position de méfiance, de défiance, de doute ; et qui a décidé de faire le boulot tout seul, sans médiation. Au bout du compte, la leçon que tous en tirent, c’est qu’ils ont mieux fait le boulot que les médias.

Les gilets jaunes sont un mouvement de désintermédiation, envers les médias aussi. La médiation médiatique a elle aussi échoué et appris aux gens qu’ils pouvaient se passer des médias, faire des suggestions.

Facebook a passé l’année 2018 sous les critiques, accusé entre autres d’être un danger pour la démocratie. Le mouvement des gilets jaunes est-il un démenti à cette vision?

On a parlé toute l’année dernière des fake news: quelle blague! L’expression a été fabriquée par les journaux américains pour expliquer l’élection de Trump, qu’ils n’avaient pas vue venir. Les journalistes traditionnels se sont plantés, et il faudra que cette critique soit faite par les journalistes.

Dans mon expérience quotidienne des réseaux, je ne retrouve pas plus de fake news que de “bulles de filtre”. Il y a une contradiction dans la critique des réseaux sociaux : on ne peut pas à la fois se plaindre d’être prisonnier d’algorithmes qui ne nous montreraient que ce que l’on veut voir, et se plaindre aussi de subir violence et harcèlement de gens qui ne pensent pas pareil… Ce sont des fantasmes technologiques. On n’a pas besoin d’être gilet jaune, Facebook et Twitter ont servi d’agora pour tout le monde : on voit sur les réseaux discuter des gens de bords différents, des journalistes avec des gilets jaunes… Le “grand débat” a déjà lieu sur ces réseaux qu’on diabolise, alors que tout le monde s’en sert en discutant des mêmes vidéos.

Le mouvement des gilets jaunes n’est pas un problème technique de canaux et de médias. Ils donnent la réponse à la question «Que vaut un million de like?».

 

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