Ceci n’est pas un récit, ou à quoi servent les images

Résumé. Contribution au débat sur les effets d’influence de l’image, l’étude de la Marche de l’homme (Rudolph Zallinger, 1965) la replace dans son contexte industriel. L’autonomisation favorisée par la perte des informations de source transforme un dessin pédagogique en figure universelle. Sa compréhension dépend moins de l’interprétation de son motif que de la thèse évolutionniste, à laquelle elle est étroitement associée. Restituant de manière immédiate une narration complexe, l’image naturalise le récit (pdf, English version).

Comme de nombreuses figures de la culture populaire, celle de la Marche de l’homme est à la fois très connue et méconnue. Dans La Vie est belle (Wonderful Life, 1989), le grand paléontologue Stephen Jay Gould s’attarde sur cette icône, dont un éditeur hollandais a eu la mauvaise idée d’orner la couverture de la traduction d’un de ses ouvrages. Pour le spécialiste, « L’évolution de la vie à la surface de la planète est conforme au modèle du buisson touffu doté d’innombrables branches (…). Elle ne peut pas du tout être représentée par l’échelle d’un progrès inévitable »1.

Pourtant, reconnaît Gould, la succession des hominidés en file indienne, connue dans le monde entier, est bien une « représentation archétypale de l’évolution – son image même, immédiatement saisie et instinctivement comprise par tout le monde ». Peu de savants, explique-t-il, seraient prêts à reconnaître que certaines figures ont « un contenu idéologique intrinsèque. (…) Mais bon nombre de nos illustrations matérialisent des concepts, tout en prétendant n’être que des descriptions neutres de la nature » – comme ce dessin, qui couronne invariablement le progrès évolutif par la représentation d’un mâle caucasien, conforme aux stéréotypes racistes et sexistes.

Toutefois, au contraire des nombreuses références que mobilise habituellement le paléontologue, celui-ci n’en donne pas la source. Commentant ses variantes, Gould y renvoie comme à une iconographie familière, une figure à la fois diffuse et dotée d’une signification parfaitement distincte.

 

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L’usage désigne volontiers par le terme d’“icônes” les images célèbres diffusées par les industries culturelles. Si l’iconisation peut contribuer à restituer à une production ordinaire un statut d’œuvre à part entière, dotée d’un auteur et d’une origine connue, elle qualifie également des formes dépourvues des attributs traditionnels de l’œuvre d’art, identifiées précisément par la répétition d’un motif.

L’absence d’indication de source dans le cas de la file des hominidés est moins un défaut d’attribution que la trace d’une réception spécifique. Deux logiques s’affrontent. La logique patrimoniale qui détermine la préservation des informations de source est constitutive de la création d’un marché de l’art2, où la valeur des biens est déterminée par la maîtrise d’un savoir historique, sur le modèle de la distinction de lignage aristocratique. Dans la logique industrielle, qui tend à réduire les obstacles à la circulation, l’indication généalogique n’est que rarement un élément de la valorisation du produit. Elle est donc omise ou minorée (même dans les cas où il existe une obligation juridique, l’éditeur s’arrange pour restreindre ces mentions). Une situation qui conduit aisément à la perte des informations de source, notamment lors des adaptations postérieures. L’effacement auctorial ou la répétition concourent à l’autonomisation de l’icône.

Un dessin pédagogique

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Rudolph Zallinger, Sur la voie d’Homo sapiens, 1965 (dépliant fermé).

L’origine de l’illustration confirme ce statut particulier. Dessinée par Rudolph Zallinger (1919-1995) pour l’ouvrage de Francis Clark Howell (1925-2007), Early Man, paru en 19653, cette image prend place dans la plus ambitieuse collection de vulgarisation jamais publiée: celle des éditions Time-Life, qui s’étend sur 51 volumes entre 1961 et 1967 (collections “Young Readers Nature Library” et “Life Science Library”).

Traduite dans de nombreux pays, cette collection s’inscrit dans la longue tradition inaugurée par Les Merveilles de la Science de Louis Figuier (1867), qui fait reposer sur une illustration abondante le récit des “connaissances utiles” nécessaires à l’instruction de la jeunesse. Elle se caractérise par la qualité des textes, confiés à des spécialistes, mais aussi par le soin sans précédent apporté à l’iconographie.

Inspirée des principes qui animent le magazine Life, la collection est le premier ouvrage de vulgarisation scientifique à pousser si loin le rôle de l’image. Les éditeurs ont voulu proposer une illustration haut de gamme, très largement en couleur, servie par une impression irréprochable, en faisant appel aux meilleurs dessinateurs et photographes.

L’iconographie est souvent spectaculaire. Elle offre une large variété de styles et témoigne d’une constante préoccupation pédagogique. L’image doit fournir une synthèse claire et lisible d’une information dense. La collection développe un savoir-faire élaboré en matière de schémas narratifs, combinaison de la représentation tabulaire des données scientifiques avec une mise en scène visuelle forte.

La contribution de Rudolph Zallinger fournit un exemple particulièrement abouti de ce genre. Anthropologue spécialiste de préhistoire, professeur à l’université de Chicago, Francis Clark Howell est également un vulgarisateur convaincu. C’est en connaissance de cause qu’il s’adresse à l’un des plus fameux illustrateurs de sciences naturelles, auteur de la fresque “L’Age des reptiles”, exécutée entre 1943 et 1947 pour l’université de Yale, panorama chronologique de l’évolution des dinosaures du Devonien au Crétacé, longue de 33,5 sur 4,9 mètres.

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La composition de 1965 s’inspire du précédent de Yale. Il s’agit de disposer sur un dépliant de 5 pages – la plus longue illustration de la collection – la série ordonnée des reconstitutions de fossiles de quinze espèces anthropoïdes sur une durée de 25 millions d’années. Les schémas chronologiques en haut de page sont dus à George V. Kelvin.

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Sous le titre “The Road to Homo Sapiens”, la représentation synthétique de Zallinger innove par rapport aux formes existantes de figuration évolutionniste, le plus souvent disposées de façon tabulaire. Sa proposition peut être rapprochée d’une gravure due au peintre naturaliste Waterhouse Hawkins, publiée en frontispice de l’ouvrage de Thomas Henry Huxley, Evidence as to Man’s Place in Nature (1863), qui associe à fins de comparaison les squelettes du gibbon, de l’orang-outang, du chimpanzé, du gorille et de l’homme.

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« L’homme descend du singe ». La fameuse formule de l’évêque d’Oxford symbolise la polémique issue de la publication de L’Origine des espèces (1859), dont la relecture biologique du destin humain fait scandale. Défenseur de Darwin, Thomas Huxley utilise l’œuvre de Hawkins dans le cadre d’un ouvrage qui propose la démonstration zoologique et anatomique de la proximité des différentes espèces hominoïdes. Quoiqu’elle n’ait aucun caractère paléontologique, cette illustration qui rapproche l’homme du singe prend bel et bien place dans l’histoire du débat évolutionniste.

Cet exercice comparatif n’offre encore qu’une simple juxtaposition. Pour trouver une vision dynamique similaire à celle proposée par Zallinger, il faut remonter au thème des différents âges de l’homme, qui nourrit la peinture et la gravure depuis la Renaissance. Une version de ce thème attestée dès le 16e siècle sera notamment popularisée par François Georgin en 1826 pour l’imagerie d’Epinal, sous le titre de “Degrés des âges”. Celle-ci latéralise et ordonne le motif par paliers, facilitant le jeu des comparaisons. Gravure à succès durant tout le 19e siècle, celle-ci connaîtra d’innombrables reprises dans toute l’Europe4

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Cette similarité suffit-elle à désigner cette imagerie comme une source, au sens iconographique, du dessin de Zallinger? C’était l’hypothèse que j’avais soutenue lors d’un premier examen de cette œuvre. Mais la similarité formelle est trompeuse. Pour s’en apercevoir, il faut approfondir l’analyse du motif.

Une signification liée à l’histoire

Pour comprendre comment est interprétée cette icône, Stephen Jay Gould a recours a l’examen de ses variantes. De nombreuses adaptations parodiques proposent une modification de la dernière figure du groupe, signifiant une régression plutôt qu’un progrès. Cette manipulation de la logique narrative de la figure manifeste que son sens fondamental est perçu comme un déroulement historique strictement orienté, une amélioration graduelle et irréversible, qui correspond en effet à l’interprétation vulgarisée de l’évolution des espèces.

Telle n’est pas la signification associée à l’imagerie des degrés des âges, qui inscrit le passage de la croissance au déclin dans une logique cyclique, bien illustrée par la pochette de l’album Full Circle des Doors (1972). Wikipedia propose de voir cette pochette comme une adaptation du dessin de Zallinger, et il est vraisemblable que la composition d’Ernie Cefalu s’en inspire (notamment par le passage de la marche à quatre pattes à la station debout). Pourtant, malgré leur proximité formelle, les deux images renvoient à des propositions narratives nettement distinctes.

La mise en série des degrés des âges illustre un récit de métamorphose: à chaque nouvelle étape, un même individu se transforme. Elle n’implique pas d’amélioration couronnée par un stade final. A l’inverse, la Marche de l’homme renvoie à un scénario téléologique où les personnages sont des représentants d’espèces différentes, dotées chacune de nouvelles qualités les rapprochant du stade actuel, compris comme un état de perfection indépassable. Dans la logique narrative de la Marche du progrès, l’homme de Néanderthal ne se métamorphose pas en Homo Sapiens: il disparaît et lui cède la place.

The Doors, Full Circle, 1972 (design Ernie Cefalu).
The Doors, Full Circle, 1972 (design Ernie Cefalu).

Cette observation mène à plusieurs constats. En premier lieu, il faut admettre que les informations iconiques, comme les personnages en file indienne, la latéralisation ou l’aspect dynamique, ne suffisent pas à déduire la signification des figures. Leur interprétation métamorphique ou évolutionniste repose sur la nature du lien qui relie les différents maillons de la chaîne. En d’autres termes, même des images aussi synthétiques, compositions élaborées en vue d’une lisibilité immédiate, ne peuvent pas être comprises en dehors d’un récit préexistant, associé à l’image par la tradition. C’est la conscience de ce récit qui permet d’interpréter correctement la série, y compris sur des variantes dépourvues d’indications référentielles, où le savoir nécessaire à la compréhension est un implicite rappelé par le dessin.

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Supertramp, Brother Where You Bound, 1985 (design Norman Moore).

Le sens qui lui est traditionnellement associé présente certaines différences avec la source originale. La légende de l’illustration du volume Time-Life précise que plusieurs reconstitutions sont largement hypothétiques, ou que certains hominidés ont été « figurés debout, pour faciliter la comparaison », alors qu’ils étaient quadrupèdes. De même, le schéma chronologique qui surmonte le dessin indique que certaines lignées sont éteintes, contredisant la linéarité idéale de la file. L’autonomisation de l’icône a entraîné la perte de ces détails, réduisant sa signification au thème de l’inéluctable amélioration du progrès, soit la lecture la plus élémentaire de l’évolution darwinienne.

Plutôt que sur la généalogie formelle de l’iconographie, le déploiement des variantes s’appuie sur un socle de connaissances précisément lié à l’histoire de la thèse évolutionniste, propagée sur un mode rumoral. Culture du déjà-vu plutôt que de la référence, de l’allusion plutôt que de la citation, cette circulation diffuse est entretenue par la répétition. Au lieu de proposer un motif dépourvu de signification et ouvert à l’interprétation, l’icône apparaît comme une figure associée à la mémoire du cadre narratif qui en détermine la compréhension.

Cette compréhension est donc moins instinctive qu’itérative. A l’inverse du fameux tableau de Magritte, qui n’est pas une pipe mais l’image d’une pipe, l’icône des industries culturelles est un récit qui ne dit pas son nom. Comme l’exprime fortement Stephen Jay Gould, cette figuration diffuse fonctionne comme « la représentation archétypale de l’évolution – son image même ». Le dessin pédagogique restitue de manière immédiate une narration contextuelle, tout en dissimulant sa dimension élaborée derrière l’implicite de la remémoration. Pour le résumer d’une formule, l’image naturalise le récit. Elle propose une figure qui incorpore une leçon, mais ne se présente pas comme une énonciation située ou signée. C’est ainsi qu’elle peut véhiculer un message voire une idéologie mine de rien. Cette conversion est une des fonctions essentielles des formes visuelles des médiacultures.

Version rédigée du séminaire du 11 février 2016.

  1. Stephen Jay Gould, La Vie est belle. Les surprises de l’évolution (trad. de l’américain par M. Blanc), Paris, Seuil, 1991, p. 25-35. []
  2. Olivier Bonfait, “La valeur de l’œuvre peinte”, in Laurence Bertrand-Dorléac (dir.), Le Commerce de l’art, de la Renaissance à nos jours, Paris, éd. de la Manufacture, 1992, p. 95-127; Olivier Bonfait, “Pour une archéologie du titre”, in coll., La Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS éditions, 2012, p. 95-126. []
  3. Francis Clark Howell, Early Man, Time-Life, 1965 (trad. française: L’Homme préhistorique, 1966). []
  4. Barbara Ann Day, “Representing Aging and Death in French Culture”, French Historical Studies, Vol. 17, n° 3, printemps, 1992, p. 688-724. []

9 réflexions au sujet de « Ceci n’est pas un récit, ou à quoi servent les images »

  1. Les paquebots de la Manche et de la mer d’Irlande, les bateaux de fleuve et de rivière, les bateaux de la Seine – Hirondelles, Express et Omnibus, Les Mouches du port de Marseille. Les locomotives à grande vitesse des six grandes Compagnies françaises. Les aérostats militaires au Tonkin : Arthur Rimbaud sillonne la table des matières des  » Merveilles de la science, ou Description populaire des inventions modernes ».

    Les tomes de Monsieur Figuier !

  2. Je m’étonne que vous ne mettiez pas en évidence le sens de défilement de la lecture de gauche à droite qui lui même enduit la progression. Comment réagit un Arabe devant une telle image? De même le mode de pensée latin allant dans sont déploiement d’un début à une fin est inscrit dans ce graphique. La pensée allemande elle n’est pas linéaire et est circonvolutionnaire. On part d’une périphérie pour s’approcher d’un centre. Un autre mode de pensée passe par des diversions…

  3. @Olivier Montulet: Vous avez raison. Il est manifeste que l’orientation de la Marche… respecte le sens de lecture occidental, ce qui est du reste le cas de tous les tableaux chronologiques sans exception.

    @Carolina Herrera Zamarrón: J’avais effectivement évoqué, lors du premier examen de cette œuvre, l’exemple de la chronophotographie, intéressant pour son dynamisme. Toutefois, aucun élément ne corrobore l’hypothèse d’une telle inspiration, dont l’effet n’est pas non plus apparent dans la réception.

  4. Ceci n’est pas un commentaire. Dans les premières images de l’humanité, dans les grottes les plus anciennes comme la grotte Chauvet, il n’y a jamais de visage humain. On est loin des selfies. Pourtant ce sont bien des images sociales. Un révèlateur qui oppose la préhistoire à l’histoire ?

  5. @André Gunthert

    l’article conclut par cette phrase : « Dans nos sociétés actuelles la main symbolise des idées fortes de communication, d’accueil, de signature… Or, quand nous regardons ces mains représentées, nous pouvons difficilement nous extraire de notre contexte et nous projeter au Paléolithique !

  6. @Jacques Bienvenu et @André Gunthert

    Outre les fameuses “Vénus”, fort nombreuses, il y a quand même un certain nombre de représentations d’humanoïdes plus ou moins fantomatiques, masculins ou “neutres”, aussi des “sorciers”, en fait plutôt des thérianthropes, dès -40.000.
    Cf. :
    – mots clés : “paléolithique Vénus”
    http://www.hominides.com/html/art/figure-masculines-completes-art-prehistorique-perigord.php
    http://gvep.fr/vie/conferences/o_fuentes/o_fuentes.htm
    – aussi André Leroi-Gourhan, Claudine Cohen (EHESS), etc.

    Et pour André, sur le sol alors meuble de certaines grottes, on trouve aussi parfois… des empreintes de pieds…

  7. @Bug

    Je ne suis pas un spécialiste de l’Art préhistorique et je peux me tromper. Néanmoins je trouve confirmation de ce que je disais dans un lien que vous donnez : « Les représentations humaines limitées à l’extrémité céphalique sont assez rares (Fig. 16). Dans l’état actuel des connaissances, elles datent toutes du Magdalénien moyen ». Or j’avais parlé des grottes les plus anciennes comme la grotte Chauvet (-30000 ans).

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