La photo de l’année choisie par le jury du World Press Photo est conforme à l’une des traditions les plus anciennes du prix: celle d’honorer une image ayant déjà fait l’objet d’une large reconnaissance publique et professionnelle. Tel est bien le cas de la célèbre série de John Moore d’une petite fille en larmes pendant que sa mère, entrée illégalement en provenance du Honduras, subit un contrôle policier. Réalisée non loin de la frontière au Texas le 12 juin 2018, elle sera publiée à la Une du New York Times dès le 14 juin (voir mon compte rendu).
Devenue rapidement virale, l’image fournit un emblème bienvenu au mouvement d’opinion qui conteste une décision particulièrement impopulaire de l’administration Trump. La revendication d’une «tolérance zéro» à l’encontre des immigrés illégaux, testée depuis octobre 2017 et étendue en avril 2018, qui conduit à séparer les enfants de leurs parents poursuivis en justice, alimente les débats depuis plusieurs semaines. Cette mesure inhumaine, toujours évitée par les gouvernements précédents, suscite une large opposition, y compris au sein du camp conservateur. Le New York Times va jusqu’à reprocher à l’Etat d’agir «comme des nazis». Le scandale rebondit fin juin lorsqu’il apparaît qu’aucune solution n’a été prévue pour permettre aux familles de se retrouver.
C’est en raison de cette forte impopularité que Donald Trump décide de renoncer à la séparation des familles, le 20 juin. Du coup, les photos de John Moore font elles aussi polémique. Publiées comme une illustration de la politique de séparation, elles sont dénoncées par les conservateurs comme des «fake news», puisque la mère n’a finalement pas été séparée de la petite Yanela Sanchez. La couverture du Time du 2 juillet, qui reprend la photo dans un montage opposant la petite fille au président américain, subit les mêmes critiques.
Ce volet de l’histoire fait désormais partie intégrante du récit associé à l’image. Le World Press Photo précise dans sa présentation du cliché le revirement de Donald Trump. Le compte rendu d’Associated Press associe plus directement l’image à la contestation de sa politique, à laquelle elle a bel et bien contribué1. Une version plus stylisée de ce récit pourra inscrire la photo de John Moore dans la lignée de la célèbre «Napalm Girl» de Nick Ut (prix World Press Photo 1973), comme une nouvelle contribution à la mythographie du «pouvoir des images».
Cette photographie n’a en effet rien d’un document neutre. Exécutée par un journaliste engagé, spécialiste de l’immigration et de la militarisation de la frontière américaine, la photo choisie par le WPP tire profit de l’expressivité enfantine pour proposer une composition aussi angoissante qu’évocatrice. L’ambiance nocturne et la coupe des corps des protagonistes adultes, qui ne montre pas leurs visages, s’inscrit dans l’esthétique violente des reportages de faits divers. Le point de vue abaissé à la hauteur de la fillette traduit l’empathie pour la perception des migrants et accentue le sentiment d’incompréhension de la situation.
Mais la qualité allégorique de l’image tient avant tout au recours au stéréotype de la souffrance de la victime innocente, figure rituelle qui hante le photojournalisme narratif depuis la «Napalm girl». Exactement comme la photo du petit Aylan, son succès vient d’un contexte de dénonciation militant, qui trouve dans la lisibilité d’une composition habile le soutien d’un engagement qu’il est plus juste de rapprocher de la propagande que de l’information.
- «It fueled debate about tough Trump administration policies that included separating families detained at the U.S.-Mexico border», «Image of child crying at border wins World Press Photo award», AP, 12/04/2019. [↩]
2 réflexions au sujet de « Une petite fille en pleurs, ou le photojournalisme narratif »
« Propagande » ?
Autant on peut contester l’utilisation de la photo de la petite fille et son montage devant Trump, autant la ou les photos originales ne sont pas de la « propagande » mais la prise de vue (ou de réalité) d’une situation existante et que le photographe entend souligner et dénoncer.
Son engagement politique, à cet instant, est clair et net.
La « propagande » vient uniquement ensuite dans la décontextualisation de la photo telle que transformée par le « Time ».
Un temps pour dénoncer, un temps pour manipuler.
Merci de relever mon emploi d’un terme volontairement provocant. Ce que je veux souligner par là, c’est que la vision qu’exprime le photographe, comme celle qu’ont choisi ses éditeurs, est bel et bien engagée, du côté des victimes, c’est à dire en l’occurrence des migrants – et en aucune façon une vision neutre ou prétendûment objective de la situation provoquée par la politique de « tolérance zéro » de l’administration Trump.
Evidemment, comme cette vision humaniste est située du « bon » côté (ou plus exactement que vous et moi partageons la conviction que la séparation des parents et des enfants est intolérable), nous aurons tendance à considérer que la qualifier de « propagande » est injurieux ou inapproprié. Pourtant, il s’agit bien de communication plutôt que d’information. J’ai dit assez souvent qu’une conception engagée du journalisme ne me paraît nullement condamnable (c’est plutôt la revendication inverse, celle de l’objectivité, qui me pose problème). Mais il faut admettre que l’engagement contredit les principes affichés du journalisme – ce sont donc ceux-ci qu’il faut remettre en cause.
J’ajoute que la totalité des photographies reconnues comme « icônes » manifestent bel et bien un parti-pris – le plus souvent en faveur des victimes. Cet engagement reste invisible aussi longtemps qu’il respecte les valeurs affichées de l’Occident, et la croyance dans l’authenticité du document fait le reste… Pourtant, il me paraît intéressant de constater que les images qui sont vénérées par tous les professionnels comme les meilleurs exemples de photojournalisme sont en réalité celles qui manifestent des biais expressifs – et cela depuis la guerre d’Espagne, vue par Capa/Taro du côté Républicain, à destination de publications marquées à gauche, et qui n’hésitaient pas à afficher leurs parti-pris de la manière la plus visible. La photo de John Moore nous fournit un nouvel exemple d’image persuasive, que je ne critique en aucune façon, mais dont je m’étonne simplement qu’elle ne soit pas mieux assumée par des porte-parole qui voilent les choix expressifs derrière le naturalisme du document.
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